« Bienvenue à bord ! » Quelques heures auparavant, elles étaient encore dans ce fragile esquif qui prenait l’eau, fuyant l’enfer libyen au péril de leur vie. Sur le pont de l’Ocean Viking, la personne en charge de la protection prononce le discours de bienvenue : « Pour les personnes qui le désirent, l’équipe de communication est là afin de recueillir votre témoignage. » Pour la première fois depuis le début de leur parcours d’exil, la parole leur est accordée.
Sauver, protéger, témoigner. Depuis sa première mission en 2016, SOS MEDITERRANEE propose aux personnes rescapées de consigner leurs récits et de porter leur parole dans le cercle public. Cela passe bien sûr par l’embarquement de journalistes indépendant.e.s, mais aussi par la présence d’une équipe de communication formée à ce délicat exercice.
L’urgence de parler
« Dans les médias, on ne parle que de chiffres », commence Camille, photographe et vidéaste à bord. Plus de 32 000 morts en Méditerranée depuis 2014. 66 855 personnes arrivées en Italie ou à Malte par la mer en 2024. Plus de 42 000 personnes secourues par SOS MEDITERRANEE. « Jamais on n’entend les principales personnes concernées. Il faut leur accorder un espace d’expression, donner à voir ces visages, ces gestes, les laisser raconter avec leurs mots leur propre histoire de vie, respecter leur identité… »
« Ne pas nuire ».
C’est l’une des règles à bord, et le leitmotiv de Lucille, coordinatrice de la communication, dont l’une des missions est de recueillir les témoignages à bord. Elle établit d’abord des liens de confiance avec les personnes rescapées, et s’attache à « sanctuariser cet échange dans un lieu où elles se sentent en sécurité ». Si pour certaines, c’est une forme de catharsis « qui part d’un besoin viscéral de crier au monde entier leur révolte et dénoncer les atrocités qu’elles ont vécues en Libye ou pendant leur parcours », nous dit Lucille, « d’autres ont envie de nous faire connaître leur pays et les difficultés qu’on y rencontre » ajoute Camille. Dans tous les cas, l’exercice peut équivaloir à « rouvrir des plaies douloureuses » : tout le personnel à bord est donc formé aux premiers secours psychologiques par l’équipe médicale présente sur le navire, qui reçoit, en toute confidentialité, les récits des personnes qui ne désirent pas les rendre publics.
Toujours dans un objectif de protection, la quasi-totalité des témoignages est anonymisée. « Quelqu’un qui dénoncerait son tortionnaire dans son pays d’origine ou en Libye pourrait faire l’objet de représailles ; mais aussi, pour une personne témoignant de violences sexuelles, le fait d’être reconnue sur les réseaux sociaux pourrait ajouter à son mal-être une fois en Europe » explique Lucille. Également très attentive au droit à l’image, Camille souligne « l’importance d’obtenir un consentement éclairé en leur expliquant tous les risques, et de leur dire qu’à tout moment, elles peuvent changer d’avis si elles n’ont plus envie de rendre publique leur histoire ».
« Des femmes courageuses et inspirantes ! »
Camille affirme se « souvenir des détails de chacun des témoignages » qu’elle a recueillis. « Peut-être aussi parce que je me repasse les images au moment du montage, et c’est là que les émotions remontent. Quand je filme, je suis concentrée sur les réglages techniques… ». Lucille énumère ces hommes et ces femmes qui l’ont touchée au cœur : le père de Rahaf [fillette syrienne décédée peu de temps après le sauvetage de sa famille] qui a partagé son poème avec nous, le jeune Alex, 17 ans, qui a traversé tant d’épreuves en fuyant la guerre au Soudan du Sud , ces femmes afghanes qui n’avaient pas le droit de travailler ou ces jeunes filles privées d’école comme la petite Sara, cette Iranienne, Marina, qui fuyait les persécutions des mollahs… ; ou encore Aïsha, une Camerounaise persécutée pour avoir défendu les droits des femmes…
Lucille avoue avoir été particulièrement marquée par les récits liés à la condition des femmes mais aussi par des témoignages de traite humaine entre la Tunisie et la Libye. « Un matin, j’étais sur le pont, je prenais le thé avec quelques personnes que nous avions secourues. Une jeune Guinéenne est venue vers moi et m’a dit, sans préambule, qu’elle avait été vendue en plein désert, par des autorités tunisiennes à d’autres hommes, des Libyens, sur la frontière entre les deux pays. C’était la première fois que j’entendais parler de cette histoire. Alors on s’est donné rendez-vous et elle a accepté de me raconter son périple. »
Le recueil de témoignage a pour objectif de redonner la parole à ces personnes invisibilisées, ces hommes, ces femmes, parfois ces enfants qui en ont été si longtemps privé.e.s dans leur parcours d’exil. Ceci contribue, bien sûr, à documenter la situation des personnes en migration et à la rendre audible, mais aussi à les valoriser en tant que sujet, afin qu’ils et elles puissent se réapproprier, au-delà des traumatismes endurés, le récit de leur propre vie.
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Crédit photo : Max Cavallari/SOS MEDITERRANEE

