Plaidoyer

Nos positions

 

Décret Piantedosi et assignation de ports éloignés : les clés pour comprendre l’impact de deux années d’obstruction pour les ONG de sauvetage 

Avril 2025

Depuis 2016, SOS MEDITERRANEE s'est engagée dans des activités de recherche et de sauvetage en mer afin que soit respecté le devoir moral de sauver les personnes qui risquent leur vie lors de la périlleuse traversée de la Méditerranée centrale. Cette mission est réalisée en application du cadre juridique du droit international qui consacre le sauvetage de toute personne en détresse en mer et son acheminement vers un lieu sûr comme obligation légale.    

Sur cette voie migratoire, largement reconnue comme l'une des plus dangereuses au monde pour les personnes en quête de protection ou d’un meilleur avenir, nous continuons d'assister à un désengagement progressif des États côtiers tels que l'Italie et Malte qui, avec le soutien de l'Union européenne, ont renforcé les mesures sécuritaires, privilégiant le contrôle des frontières à la protection des vies humaines.  

L'investissement dans des accords avec des pays tiers comme la Libye et la Tunisie, visant à bloquer la traversée de la Méditerranée centrale, s'est accompagné d'une politique de criminalisation des organisations de la société civile engagées dans les opérations de recherche et de sauvetage. Depuis 2017, ces politiques ont pris différentes formes, allant d’ accusations fausses et diffamatoires dans les médias à des procès contre les ONG de recherche et de sauvetage (ONG « SAR » pour « Search and Rescue »).

Pour tenter d'entraver leurs activités, les autorités italiennes ont également mis en œuvre une série de lois et de pratiques destinées à les éloigner de la  zone de sauvetage en mer. Au début de l'année 2023, le gouvernement italien a adopté le décret-loi 1/2023, dit décret Piantedosi, intitulé « Dispositions urgentes pour la gestion des flux migratoires » (converti par la suite en loi 15/2023). Il s’agissait clairement d’une nouvelle attaque contre les activités de recherche et de sauvetage menées par les navires humanitaires.

En plus des dispositions déjà restrictives prévues par cette loi, le gouvernement italien a introduit la pratique consistant à assigner des ports éloignés pour les débarquements de personnes rescapées, ce qui oblige les navires de sauvetage à parcourir de longues distances avant d'atteindre le port assigné par les autorités compétentes.

Ces mesures restrictives ont été encore renforcées par l'adoption du décret-loi 145/2024, également connu sous le nom de décret sur les flux, qui prévoit davantage de sanctions envers les ONG de sauvetage (notamment la confiscation des navires et des amendes allant jusqu’à 10 000 euros), ainsi que des entraves à l’encontre des avions humanitaires chargés de la recherche d’embarcations en détresse et de la documentation des violations des droits humains dans l’espace maritime. 

Il s'agit là d'une tentative manifeste du gouvernement italien d'entraver à tout prix les activités de sauvetage, en réduisant encore l'espace humanitaire déjà limité en Méditerranée centrale. Cette politique n'a pour seul effet que de vider la mer des navires de sauvetage, condamnant des centaines d’êtres humains à demeurer en détresse en mer, à la mort, ou à être interceptés et renvoyés vers des pays où ils risquent leur vie et sont victimes de multiples violations de leurs droits 



Au cours des deux années qui ont suivi l'entrée en vigueur du décret Piantedosi, 4 225 personnes sont mortes en Méditerranée centrale.

LE DÉCRET PIANTEDOSI ET LA PRATIQUE DES PORTS ÉLOIGNÉS EN CHIFFRES (2023-2024)  

  • 26 ordres de détention à l'encontre d'ONG SAR  
  • 535 jours de détention pour des navires de sauvetage civils  
  • 735 jours et plus de 275 000 km de navigation pour atteindre des ports de débarquement éloignés du lieu du sauvetage  

Coût supplémentaire total de plus de 1,3 million d'euros pour l'Ocean Viking sur deux ans. 

 

 

 

Ce qu’il faut retenir concernant le décret Piantedosi

1 - Au cours des deux années qui ont suivi l'entrée en vigueur du décret Piantedosi, 4 225 personnes ont trouvé la mort en Méditerranée centrale [1]  ; c’est le coût humain du désengagement des États côtiers - l'Italie et Malte - des activités de recherche et de sauvetage et de la criminalisation continue des organisations civiles de sauvetage.

2 - Dans un contexte où le sauvetage aurait besoin d'être renforcé, le gouvernement italien continue d'entraver les organisations qui œuvrent dans cette partie de la Méditerranée afin de sauver des vies et témoigner de l'impact tragique des politiques de dissuasion. Au cours des deux dernières années, la combinaison du décret Piantedosi et de la pratique d’assignation des ports éloignés a rendu la Méditerranée centrale - déjà l'une des routes migratoires les plus meurtrières au monde -, encore plus dangereuse. Le décret cible les ONG, avec des restrictions, des amendes et des détentions de navires, mais le véritable prix reste payé par les personnes qui tentent la traversée de la Méditerranée centrale.

3 - Les déclarations de représentants du gouvernement italien, qui associe la bataille contre les ONG à des « efforts » pour arrêter le flux de personnes migrantes en Méditerranée centrale, sont totalement fausses. En effet, en 2023 et en 2024, les sauvetages effectués par les navires humanitaires ne représentaient qu'environ 11 % de l’ensemble des arrivées en Italie. Nous considérons que la persistance des attaques contre les ONG de sauvetage a pour véritable objectif la réduction de notre présence en mer et l’affaiblissement de nos ressources. 

4 - La réduction de la présence des ONG en Méditerranée centrale a entraîné une augmentation des interceptions par les garde-côtes libyens, renvoyant de force les personnes en détresse en Libye, où elles subissent un nouveau cycle d’abus : risques de torture, de détention arbitraire, de traite des êtres humains et d'autres formes de mauvais traitements. En 2024, les interceptions et les renvois de personnes migrantes vers la Libye ont augmenté de 28 % en un an, avec 21 762 personnes renvoyées en 2024 contre 17 025 en 2023. 

5 - Depuis l'introduction du décret Piantedosi, 26 ordres de détention (14 en 2023 et 12 en 2024) ont été émis à l'encontre de dix navires d’ONG de recherche et de sauvetage en mer. Au total, 640 jours de détention ont été imposés aux navires depuis janvier 2023, dont 535 jours purgés (dans quatre cas, la détention a été levée de façon anticipée). 

6 - L'un des principaux motifs invoqués pour l'immobilisation des navires est l'accusation de mise en danger des personnes secourues pour n’avoir pas suivi les instructions des garde-côtes libyens, avec quatre cas en 2023 et dix en 2024. Cette accusation a été portée contre l'Ocean Viking à deux reprises, en novembre 2023 et en février 2024. Cruelle allégation à l'encontre de celles et de ceux qui œuvrent quotidiennement à la protection de la vie humaine et au respect du droit maritime international, alors que les acteurs auxquels les ONG sont confrontées commettent des violations des droits humains bien documentées. 

7 - Le 9 février 2024, après le débarquement de 261 personnes rescapées dans le port de Brindisi, l'Ocean Viking a reçu un ordre de détention de la part des autorités italiennes pour défaut de coordination avec les autorités libyennes. SOS MEDITERANEE a immédiatement contesté en justice cette ordonnance de placement en rétention, questionnant la constitutionnalité des dispositions-clés du décret Piantedosi. Après avoir suspendu la détention administrative initialement imposée à l'Ocean Viking, le tribunal de Brindisi a renvoyé l'affaire devant la Cour constitutionnelle italienne pour étudier la conformité du décret Piantedosi à la Constitution italienne.

8 - Cinq ordres de détention, tous émis en 2023, ont été signifiés à des navires d'ONG ayant effectué des sauvetages multiples et « ne se rendant donc pas sans délai au lieu sûr assigné » (art. 1, 2.bis, d). Le fait d'ordonner aux ONG de recherche et de sauvetage de se rendre immédiatement dans un port alors que d'autres personnes sont en détresse en mer, empêchant de facto de procéder à des sauvetages multiples, est contraire à l'obligation de tout capitaine de porter assistance aux personnes en détresse en mer, inscrite dans la convention des Nations Unies sur le droit de la mer.

9 -  L'allégation du point précédent a également été utilisée pour justifier l'immobilisation de l'Ocean Viking en décembre 2023, après le sauvetage de 244 personnes. L'accusation portait sur un changement de cap mineur, effectué par le navire après avoir reçu un signal de détresse venant d'une embarcation avec au moins 70 personnes à son bord, à seulement 15 milles nautiques de distance. Cependant, une mise à jour ultérieure de la position de l’embarcation en détresse a établi qu’elle se trouvait en fait à 60 milles nautiques plus au nord. N'étant de ce fait plus en mesure de lui porter assistance, l’Ocean Viking a immédiatement repris sa route vers le port de Bari, où il a reçu un ordre d'immobilisation.

 

Ce qu’il faut retenir concernant la pratique d’assignation de ports éloignés (non incluse dans le décret Piantedosi) 

 10 - Les difficultés déjà imposées aux ONG de recherche et de sauvetage sont aggravées par la politique récente du gouvernement italien consistant à assigner des ports éloignés de débarquement, qui peuvent se trouver jusqu'à quatre jours de navigation de la position de sauvetage d'un navire.

11 - Depuis décembre 2022, la décision d'assigner des ports éloignés a contraint les navires des ONG à naviguer 735 jours supplémentaires (aller et retour du lieu du sauvetage jusqu’au lieu de débarquement), parcourant au total plus de 275 000 km de plus. Cette pratique est contraire au droit maritime international, qui exige que les personnes soient amenées en lieu sûr dans les plus brefs délais raisonnables, et que le navire suive une trajectoire la plus directe possible afin de réduire au maximum le temps passé à bord par les personnes rescapées. Au cours des deux dernières années, l'Ocean Viking a effectué à lui seul 171 jours de navigation additionnels.

12 - La politique des ports éloignés oblige les personnes secourues à passer des journée supplémentaires et non nécessaires en mer. Cela a un effet néfaste sur la santé physique et mentale d’êtres humains déjà épuisés par la traversée. Lors d'une mission en mars 2024, l'équipe de l'Ocean Viking a été confrontée à un scénario plus dramatique que d'habitude : 25 personnes secourues lors d'une première opération ont raconté qu’elles étaient en fait 85 à avoir quitté la Libye une semaine plus tôt. Une soixantaine de personnes, dont plusieurs femmes et un enfant d'un an et demi, sont mortes en attendant les secours. Après le sauvetage de ces 25 personnes, trois autres opérations ont été menées, portant à 361 le nombre total de rescapé.e.s à bord en seulement deux jours. Les autorités ont désigné Ancône, un port situé à près de quatre jours de navigation du lieu de sauvetage, pour le débarquement des personnes secourues. Après des demandes répétées et des pressions politiques, les autorités compétentes nous ont finalement autorisés à débarquer à Catane, mais uniquement les rescapé.es du premier sauvetage. Les 336 autres personnes, dont un enfant de 8 ans voyageant seul, ont dû affronter des jours de plus en mer, difficiles et épuisants, avant de pouvoir être finalement mises en sécurité.   

13 - En l'absence de moyens des États pour patrouiller en Méditerranée centrale, il est tout simplement vital que les ONG puissent patrouiller et rechercher activement des embarcations en détresse. Les éloigner de l'endroit où l'on a le plus besoin d'elles, en les obligeant à naviguer pendant des jours jusqu'à des ports situés loin au nord, diminue encore la capacité globale de sauvetage en mer.

 

L'impact du décret Piantedosi et de la politique des ports éloignés  

14 - DIMINUTION DE LA CAPACITÉ DE SAUVETAGE EN MER - En 2022, avant l'adoption du décret, l'Ocean Viking a secouru en moyenne 278 personnes par patrouille [2] . Après le décret, cette moyenne est tombée à 143 en 2023 et à 114 en 2024. La question est de savoir ce qu'il est advenu des personnes à qui nous n’avons pas pu porter assistance. Elles se sont probablement noyées, ont été renvoyées en Libye ou, si elles ont eu de la chance, sont arrivées seules en Italie ou ont été secourues par d'autres moyens. 

15 - LE DEVOIR MORAL ET LÉGAL DE SAUVER DES VIES EN CONFLIT AVEC CES DISPOSITIONS – Entre autres situations, des ONG ont été accusées de ne pas respecter l'obligation de se rendre sans délai au port qui leur a été assigné  en décidant d'effectuer des sauvetages supplémentaires après une première opération. Cela pose un dilemme évident : pour se conformer pleinement aux dispositions du décret Piantedosi et éviter les sanctions administratives, les ONG devraient ignorer leur obligation morale et légale essentielles, qui est précisément de porter assistance à toute personne en détresse.  

16 - SOUFFRANCES PROLONGÉES POUR LES PERSONNES RESCAPÉES - La pratique consistant à assigner des ports éloignés contraint les personnes secourues à passer encore plus de temps à bord du navire de sauvetage, alors qu'elles viennent de vivre une situation de détresse potentiellement mortelle, ou qu'elles présentent d'autres vulnérabilités comme cela est le cas pour les femmes enceintes, les jeunes enfants ou les victimes de torture, de viol et d’autres mauvais traitements. Les navires de sauvetage sont équipés pour faire face aux situations d'urgence et pour secourir sans délai les personnes en détresse, mais ils ne sont pas conçus pour fournir des soins et une assistance sur le long terme aux personnes qui ont affronté une traversée aussi longue et dangereuse. Exposer des personnes déjà vulnérables à de plus longs séjours en mer ou le fait de retarder l’accès à leurs droits fondamentaux comme l’accès à des produits de première nécessité, aux soins médicaux et au soutien en matière de santé mentale, ne fait qu'aggraver leur condition physique et mentale.  

17 - AUGMENTATION DES COÛTS OPÉRATIONNELS EN MER - L'assignation systématique de ports éloignés a un impact financier significatif sur les opérations des ONG de recherche et de sauvetage. Pour l'Ocean Viking, cette pratique a entraîné plus de 1,3 million d'euros de coûts supplémentaires en deux ans, uniquement pour le carburant nécessaire pour atteindre les ports assignés. Ces ressources auraient pu être utilisées pour financer des missions de sauvetage supplémentaires, et ainsi contribuer à sauver plus de vies. Cette pratique a donc également un impact négatif sur la capacité des ONG de recherche et de sauvetage à maintenir une présence dans les zones d'urgence, où les opérations de sauvetage sont de plus en plus rares. À long terme, elle menace la viabilité des opérations de recherche et de sauvetage tout en augmentant l'impact environnemental de ces missions. 

 

 RECOMMANDATIONS-CLÉS  

Au vu de l'impact du décret Piantedosi et de la politique des ports éloignés sur les activités des ONG en mer et sur la crise humanitaire persistante en Méditerranée centrale, SOS MEDITERRANEE appelle les autorités italiennes à : 

  • reconnaître et faire respecter l'obligation légale de porter assistance à toute personne en détresse en mer, conformément au droit maritime international ; 
  • abroger le décret-loi 1/2023 (décret Piantedosi) et le décret-loi 145/2024 (décret sur les flux), en levant les restrictions qui entravent les opérations de sauvetage ;  
  • respecter les règles énoncées dans les principales conventions internationales et lignes directrices maritimes lors de l'attribution d'un port de débarquement. En vertu du droit international, un lieu sûr doit être assigné en s'écartant le moins possible de la route du navire. Les gouvernements et le centre de coordination des opérations de sauvetage compétent doivent tout mettre en œuvre pour réduire au maximum la durée pendant laquelle les personnes secourues restent à bord du navire qui leur vient en aide. 

[1] Données du projet Missing Migrants de l'Organisation internationale pour les migrations. Human Rights Watch a identifié les garde-côtes libyens comme étant de connivence avec le système de trafic de migrants dans le pays.

[2] Par « patrouille », nous entendons le temps écoulé entre le moment où notre navire quitte le port pour commencer la mission de sauvetage et l'achèvement du sauvetage avec le débarquement des survivants dans un lieu sûr, comme l'exige le droit international.

Crédits photographies
Camille Martin Juan/SOS MEDITERRANEE - Tess Barthes/SOS MEDITERRANEE

 

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