3 questions à Anne Kamel, premier médecin à bord – « C’était une évidence ! »

« Pour moi qui aime la mer, savoir qu’il pouvait y avoir des gens qui se noyaient sans que personne ne pense à leur tendre la main, ce n’était pas acceptable. Je ne me suis pas posé de questions, j’y suis allée ! » Lors de la première mission de sauvetage de SOS MEDITERRANEE, en mars 2016, Anne Kamel était à bord de l’Aquarius avec le partenaire médical de l’époque, Médecins du monde (MDM). Depuis, Médecins sans frontières (MSF) puis aujourd’hui, la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR), ont succédé à MDM. Encore aujourd’hui, Anne continue de participer aux activités de la clinique sur l’Ocean Viking chaque fois qu’elle arrive à se libérer de ses responsabilités à Caen.  

Comment vous êtes-vous engagée comme premier médecin à bord en 2016 ?  

À l’époque, j’effectuais des missions dans différents pays avec Médecins du monde. Dans mes consultations, j’avais déjà entendu des personnes raconter les épreuves subies sur les routes migratoires, cette traversée abominable où elles étaient vraiment laissées à elles-mêmeset dont plusieurs ont gardé un traumatisme : des gens tombés à l’eau, des morts, des personnes qui ont perdu un frère, une sœur, toute leur famille… En fait, la Méditerranée était devenue un immense trou noir où les gens s’engouffrent sans que personne ne soit là pour leur tendre la main.  

Quand Sophie Beau est venue présenter son projet à Médecins du monde, j’étais à 100% avec elle ! C’était un projet complètement fou ! Affréter un bateau qui irait secourir ces personnes qui tentaient la traversée depuis la Libye… c’était effectivement un besoin vital. Il n’y avait personne qui faisait ça. Les sauvetages officiels venaient de s’arrêter1. C’était une catastrophe humanitaire. 

Cette situation suscitait en moi une telle indignation, une telle colère…  Pour moi qui vis à Caen, qui aime la mer et qui aime ce milieu maritime, savoir qu’il pouvait y avoir des gens qui se noient sans que personne ne pense à leur tendre la main, ce n’était pas acceptable.  

En janvier 2016, je reçois un appel d’une collègue de MDM, me demandant si j’étais prête à partir pour une mission en mer début février. Je ne me suis pas posé de questions, j’ai dit oui ! C’était une évidence ! 

Depuis cette première mission, quelles évolutions avez-vous observées en mer ?  

Au départ, c’était quand même un énorme défi. Rien de tel n’existait, il n’y avait pas beaucoup d’ONG civiles de sauvetage de masse en mer. 

On s’est retrouvé.e.s à Concarneau pour une formation donnée par le CEFCM1. Les marins nous ont vraiment bien accompagné.e.s parce que ce milieu maritime était aussi convaincu de la nécessité de cette mission de sauvetage.  

Et quelques jours plus tard, j’étais à bord de l’Aquarius, le premier navire de SOS MEDITERRANEE, qui partait pour sa première mission en mer. C’était incroyable. Lors du premier sauvetage en mars 2016, on a pris connaissance de toutes les problématiques qui allaient se poser aussi bien concernant les techniques de sauvetage que pour la prise en charge médicale, le soutien psychologique, la protection des personnes rescapées… Au départ, on n’avait pas forcément anticipé toutes ces questions-là. Mais on l’a fait ! 

La mission de SOS MEDITERRANEE, c’est sauver, protéger et témoigner. Dans ces trois domaines, on a progressivement construit une expertise qui, aujourd’hui, fait école. C’est aussi cette rigueur qui fait qu’on peut témoigner à terre de ce qui se passe en mer de manière beaucoup plus efficace, précise et documentée. 

Au fil des missions, l’obstruction au sauvetage que nous subissions s’est accentuée. Fermeture des ports, privation de pavillon, détentions…. Et aujourd’hui, on en est à une obstruction physique et violente de la part des garde-côtes libyens sur zone. 

Même si parfois il y a des missions très difficiles, des moments de colère, de tristesse, de découragement devant toutes ces entraves, je ne souhaite pas arrêter. C’est cette part de colère qui fait,  je crois,  qu’on y retourne, parce qu’on ne peut pas laisser faire une telle injustice. Et au-delà de ça, il y a cette part d’humanité qu’on ne rencontre nulle part ailleurs, cette intensité des rencontres, cette intensité de vie à bord.  

10 ans plus tard, vous êtes « toujours là ? » 

Oui ! Au départ, le but était de combler une faille temporairement. Mais la situation en mer reste malheureusement encore catastrophique aujourd’hui, 10 ans plus tard. Il faut donc continuer, tant que c’est nécessaire, à être présent en Méditerranée, tout en témoignant et militant pour que ce ne soit plus nécessaire. 

Il faut que des témoins puissent expliquer ce qui se passe vraiment en mer, il faut que ce soit pédagogique. Quand j’interviens à Caen auprès de l’antenne bénévole, dans des écoles ou lors de conférences scientifiques sur la médecine d’urgence, j’essaie de faire comprendre que les raisons qui poussent ces personnes à partir sont souvent vitales : personne ne s’exile de bon cœur. Il y a une réalité qui ne peut pas être acceptable pour qui que ce soit, c’est que des gens en souffrance partent en mer sur des embarcations inadaptées et se noient par centaines, par milliers, par dizaines de milliers sans que personne ne leur vienne en aide. Quelles que soient les idées du public auprès de qui vous témoignez, personne ne devrait accepter que des êtres humains meurent dans l’indifférence. 

Plus que jamais, dans le contexte actuel, il faut qu’on aille au-devant des gens pour leur dire : « il faut en parler, il ne faut pas fermer les yeux, car ça continue ! » D’ailleurs, il n’y a pas seulement les équipes qui sont sur le navire qui ont un rôle à jouer. Ce sont aussi les bénévoles qui organisent des événements, tiennent des stands, prennent la parole en public, ce sont les élèves qui sont sensibilisé.e.s par ces bénévoles qui vont aller en parler à leurs parents, les étudiant.e.s, les universitaires, toute personne qui connaît la situation peut en parler. Il faut que ça se sache pour que les politiques changent. Il faut que ça se sache pour qu’on puisse aussi avoir les moyens de continuer à sauver des vies. 

Photos
Haut de page: Patrick Bar/SOS MEDITERRANEE 
Centre : Johanna de Tessières/SOS MEDITERRANEE

[1] CEFCM : Centre européen de formation continue maritime

Contenu | Menu | Bouton d