Depuis une dizaine d’années, l’espace humanitaire s’est progressivement réduit avec la criminalisation des navires civils de sauvetage en mer. Aujourd’hui, ce sont dix grandes organisations humanitaires dont le Haut-Commissariat pour les réfugiés de l’ONU, qui ont vu leurs activités suspendues en Libye, principal pays de départ des embarcations secourues par l’Ocean Viking. Cette mesure laisse présager de violences accrues envers les personnes migrantes, premières victimes des politiques des États pour prévenir les migrations.
Le 2 avril 2025, l’Agence de sécurité intérieure (ASI) du gouvernement de Libye reconnu par la communauté internationale a annoncé qu’elle suspendait avec effet immédiat les activités de dix organisations humanitaires internationales dans le pays. Elles sont notamment accusées de « porter atteinte à l’intégrité de l’État et à sa sécurité intérieure » en « modifiant la composition démographique du pays ». Le fait même de fournir de la nourriture, des vêtements et des soins médicaux essentiels est qualifié d’« activité hostile » au motif que cela encouragerait les personnes d’origine africaine en migration à rester en Libye.
Ces allégations rappellent celles portées à l’encontre des navires de sauvetage accusés de créer un appel d’air par leur seule présence en mer, ce que les faits démentent, des accusations réfutées par de nombreuses études dont la revue scientifique Nature.
Cette suspension vise l’International Rescue Committee, le Norwegian Refugee Council, Terre des Hommes, l’International Medical Corps, le Danish Refugee Council, Médecins sans frontières, CARE, Intersos, Acted, Cesvi ainsi que le Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations-Unies (HCR). Ces organisations, qui fournissent une aide humanitaire vitale depuis des années, sont aujourd’hui confrontées à la fermeture de leurs bureaux, au gel de leurs comptes bancaires et à des intimidations et interrogatoires de leur personnel.
Accusées d’introduire des « valeurs chrétiennes, athées et homosexuelles » et de modifier l’identité démographique
Les accusations portées par l’ASI contre ces ONG sont particulièrement inquiétantes : les humanitaires compromettraient l’identité nationale en y introduisant des « valeurs chrétiennes, athées et homosexuelles ». Mais en outre, les autorités libyennes leur reprochent de prétendues activités de blanchiment d’argent et de trafic d’êtres humains – une façon de délégitimer leur travail.
La fermeture de ces structures d’aide fait suite à une lettre de 17 ambassadeurs européens et d’un fonctionnaire de l’ONU, datée du 27 mars, qui condamnait les agissements de l’ASI à l’encontre de six organisations humanitaires, notamment des interrogatoires et privations de passeport de leurs personnels. Human Rights Watch avait, de même, dénoncé la multiplication des lois abusives visant à restreindre les activités des organisations qui leur viennent en aide.
Le 17 avril, la cheffe de la mission de l’ONU pour la Libye a confirmé « l’impunité dans laquelle certains groupes armés commettent des violations des droits humains » et a martelé que « le ciblage des organisations humanitaires, des migrants, des réfugiés et des demandeurs d’asile doit cesser » .
SOS MEDITERRANEE est donc profondément préoccupée par la situation en Libye, qui laisse les personnes migrantes sans solution pour obtenir des soins médicaux essentiels et vitaux, de l’assistance humanitaire ou encore une protection adéquate, dans un contexte de montée des violences.
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De la Libye à la mer : l’infernale boucle des interceptions
Au moment où l’ASI suspend les activités de dix organisations humanitaires internationales, l’accord migratoire controversé de 2017 entre l’Italie et la Libye est en phase d’être renouvelé ; cet accord avait été conclu dans le cadre retenu par l’Union européenne d’externalisation des frontières pour endiguer l’immigration en provenance de la Libye. Depuis février 2017, cette politique a conduit l’UE à former, équiper et financer les garde-côtes libyens pour qu’ils interceptent les embarcations en détresse et les ramènent de force dans ce pays où ni leurs droits fondamentaux ni leur sécurité ne sont assurés. À l’heure où les ONG en mer sont criminalisées, l’espace humanitaire en Méditerranée centrale s’en trouve d’autant plus réduit.
Sophie Beau, directrice et co-fondatrice de SOS MEDITERRANEE
« Les autorités européennes et italiennes doivent cesser de soutenir un système qui condamne les personnes migrantes à subir davantage d’abus en Libye et en mer et punit celles et ceux qui tentent de les aider »
Au contraire, femmes, hommes et enfants sont à nouveau exposé.e.s aux pires abus dans le pays qu’ils et elles tentaient de fuir : torture, viol, extorsion, traite humaine… Or ce sont précisément ces violences que ces dix organisations, actives en Libye auprès des personnes migrantes, documentaient depuis des années. Ces mêmes violences dont les personnes secourues par SOS MEDITERRANEE ont largement fait état dans les multiples témoignages recueillis à bord.
Le droit maritime qui tient lieu de boussole pour l’Ocean Viking stipule que toute personne trouvée en détresse en mer doit être ramenée dans un lieu sûr. Or au-delà des organes de l’ONU comme le HCR (qui fait partie des organisations dont les activités ont été suspendues en Libye), même la Cour de cassation italienne a réaffirmé que la Libye ne remplissait pas les conditions requises pour être un lieu de débarquement sûr pour les personnes secourues en mer.
SOS MEDITERRANEE continue de dénoncer l’accord entre l’Italie et la Libye et la politique de l’Union Européenne qui le fonde : « les autorités européennes et italiennes doivent cesser de soutenir un système qui condamne les personnes migrantes à subir davantage d’abus en Libye et en mer et punit celles et ceux qui tentent de les aider » a affirmé Sophie Beau, directrice et co-fondatrice de SOS MEDITERRANEE.
Aujourd’hui, ce sont les organisations internationales humanitaires en Libye qui se voient réduites au silence et à l’inaction alors que les besoins sont immenses. Les ONG de sauvetage en mer, qui subissent des entraves à leur action de sauvetage depuis longtemps, n’ont cessé de dénoncer ces attaques contre le droit maritime et la solidarité. En Libye comme en mer, SOS MEDITERRANEE réaffirme que l’action humanitaire doit être préservée à tout prix, dans le seul but de sauver des vies et de restaurer la dignité des personnes secourues.
Crédit photo : Claire Juchat / SOS MEDITERRANEE