Il y a tout juste un an, le premier navire de sauvetage à avoir été bloqué en mer, l’Aquarius, accostait à Valence, flanqué de deux navires de la marine italienne, pour débarquer 630 rescapés après dix jours en mer. Que reste-t-il de la solidarité alors exprimée en ce 17 juin 2018 ?
Frédéric Penard, directeur des opérations de SOS MEDITERRANEE, était à bord de l’Aquarius en juin 2018. Il a vécu heure par heure les sauvetages critiques de la nuit du 9 au 10 juin, les transbordements, la fermeture des ports italiens, le ballet diplomatique à terre et la longue odyssée vers Valence en Espagne.
Le 9 juin 2018, toute la nuit durant, au milieu de nulle part et dans des conditions critiques et dangereuses, 630 hommes, femmes et enfants étaient secourus en haute mer par les efforts conjoints des marins et sauveteurs de SOS MEDITERRANEE, des garde-côtes et de la Marine italienne. A l’issue de longues heures d’opération, les naufragés étaient transférés et pris en charge à bord de l’Aquarius, en mer pour sa 40ième mission en Méditerranée.
La suite est connue de tous et les images ont fait le tour du monde : une annonce brutale de la fermeture des ports italiens, un navire orange à l’arrêt au milieu d’une mer d’huile, des rescapés bannis sous un soleil de plomb, puis une lente odyssée, des tempêtes, et pour finir une impressionnante mobilisation citoyenne et solidaire au débarquement le 17 juin en Espagne.
Dans le sillage de l’Aquarius, des kilomètres de tweets, des émissions spéciales, des débats, des déclarations, de la colère, de l’émotion, des réunions au sommet, de la solidarité. Quels que soient les points de vue, cette situation était inacceptable pour tous, incompréhensible, des solutions devaient être trouvées pour qu’elle ne se reproduise pas. Paradoxalement, cette odyssée indigne, parce qu’elle symbolisait une certaine faillite des Etats européens, faisait naitre un espoir.
Parce qu’il y avait eu l’Aquarius, plus personne ne pouvait ignorer en Europe le drame qui se jouait à notre frontière sud. Parce qu’il y avait eu l’Aquarius, les gouvernements avaient peut-être enfin réalisé le prix de leur inaction, ils allaient sortir de leur torpeur et de leur indifférence, une certaine solidarité européenne allait enfin se reconstruire, on avait enfin compris qu’ici il ne s’agissait pas de politique mais de valeurs, de principes, du respect du droit, des mesures allaient être prises, une solution serait trouvée.
Juin 2019. Un an plus tard, ces espoirs ont été trahis.
La situation était dramatique, elle est désormais chaotique. Les gouvernements sont sortis de leur inaction, mais pour tisser un peu plus le piège autour de cette zone de non droit qu’est devenue la mer entre l’Italie, Malte et la Libye. Les conventions internationales sur la recherche et le sauvetage en mer ont été manipulées pour faire naître une zone de recherche libyenne, artifice incohérent au regard de la situation en Libye.
Les navires gouvernementaux en capacité d’effectuer des sauvetages se sont alors retirés de la zone, garde-côtes italiens puis navires de l’opération européenne Sophia. Les garde-côtes libyens ont été renforcés, financés, équipés et entrainés à mener des interceptions et refoulements illégaux, alors même que le pays sombrait un peu plus dans l’instabilité et que les rapports sur les conditions effroyables des centres de détention se multipliaient.
Comme si ça n’était pas suffisant, les navires de sauvetage des organisations non gouvernementales ont en parallèle été pris pour cible, bloqués au port par un harcèlement administratif inique, privés de pavillon, sujets de poursuites judiciaires prétexte, tandis que la diffamation se systématisait et que les fake news à leur encontre se développaient.
Enfin, la solidarité européenne promise il y a un an n’a toujours pas vu le jour. Si des solutions de débarquement ad-hoc ont été parfois trouvées, péniblement, aucune solution pérenne n’a été réellement envisagée.
Le bilan de cette année tient en un simple chiffre : 1245 personnes sont décédées depuis juin 2018 en Méditerranée centrale. Une personne toutes les sept heures.
La Méditerranée a offert à l’Europe une partie de son histoire, de ses langues, de sa culture mais aussi ses valeurs, son respect pour le droit. Aujourd’hui, l’Europe la trahit en lui offrant en retour déshonneur, lâcheté et manipulations.
Si les Etats ont failli, il appartient aux citoyens de ne pas renoncer et de ne pas à leur tour sombrer dans l’indifférence. Le sursaut des Etats viendra tard, mais il viendra, tant que les navires continueront à porter assistance malgré les difficultés, tant qu’aux côtés de marins citoyens déterminés, se rassemblera la majorité, nous tous qui refusons qu’avec nos semblables, ce soit notre humanité qui se noie en Méditerranée.
N’oublions pas, restons mobilisés.
CREDITS PHOTO : Karpov / SOS MEDITERRANEE