Les personnes secourues par nos équipes témoignent de parcours inimaginables. Marie Lépine, psychiatre, nous éclaire sur les séquelles post traumatiques et la reconstruction des personnes réfugiées après leur débarquement, comme Roukaya*, secourue en 2016 par SOS MEDITERRANEE.
Marie Lépine a longtemps été médecin certificateur pour les requêtes de titres de séjour à Marseille. Parmi les personnes qu’elle continue de suivre comme psychiatre, Roukaya*, une Mauritanienne qui a traversé « des épreuves indicibles ». Son évolution vers une vie plus apaisée est « un combat permanent », qu’elle mène avec courage.
Lire le témoignage de Roukaya*
Pour Marie, la demande de Roukaya* de témoigner publiquement est un signe de son évolution, « elle devient sujet de son histoire ! ». À son arrivée à Marseille, Roukaya* est passée par la rue. Aujourd’hui, sa présentation est toujours très soignée, son français est excellent, elle a un emploi comme aidante pour des adultes et des enfants en situation précaire. Elle a parcouru un long chemin depuis la Mauritanie. « En 1989, la population dite ‘’négro-africaine’’, comme Roukaya*, est la cible de violences, de massacres et de pillages. À Nouakchott, on tue les personnes noires en pleine rue. » Violées par des militaires, elle et sa grand-mère bénéficient du pont aérien établi entre la Mauritanie et le Sénégal, où elles sont hébergées dans un centre de rétention.
Dans une situation d’exil forcé, explique Marie, l’absence de choix « mène souvent à l’ordalie, c’est-à-dire à des conduites à risques extrêmes ». Les personnes secourues en mer sont souvent déprimées dès leur départ puisqu’elles n’entrevoient aucune perspective dans leur pays. Un état qui s’accentue avec la rupture des liens et les violences subies sur la route. « Elles sont dans un tel état de délabrement psychique en Libye qu’elles consentent à monter sur ces embarcations faites de bric et de broc, quitte à perdre la vie… Elles disent s’en remettre à la main de Dieu. »
« C’est quelque chose d’impensable ce qu’il leur arrive »
Roukaya* dit avoir vécu « des choses qui [la] dépassent ». Lorsqu’elle a pris la route depuis le Sénégal, elle a dû traverser l’Algérie à pied. « C’est impensable de franchir un désert à pied ou d’y voir mourir des gens. C’est trop dur. Donc ça reste impensé. C’est comme si tu avais reçu une balle dans la tête : elle forme un kyste, elle est là mais tu ne peux pas le penser. L’image te traverse mais tu ne peux pas y mettre de mots. »
Pour survivre, explique la psychiatre, les victimes de traumatismes essaient de garder ces souvenirs douloureux enfouis. « Ce qui va leur revenir malgré eux, ce sont des perceptions des sens. « Parce qu’elles ont entendu un bruit dans la rue, senti une odeur, vu quelque chose » qui évoque le souvenir du trauma, le sentiment éprouvé au moment de l’événement revient en force et « leurs défenses sont submergées ».
Ainsi, l’odeur de l’essence cause souvent des réminiscences de la traversée en mer aux personnes rescapées, particulièrement dans les cas où, comme Roukaya*, les personnes ont été exposées durant plusieurs jours au mélange de carburant et d’eau de mer. « Cette odeur dans la rue, un enfant qui pleure, n’importe quoi peut les ramener brutalement dans cette embarcation et leur faire revivre la scène… » Une association mentale se produit, et le passé infiltre brutalement le présent.
Les stigmates du viol
La langue arabe rappelle à Roukaya les sévices corporels et sexuels infligés durant un an et demi par l’homme qui la retenait prisonnière dans son garage, et le fils de celui-ci. « Le premier respect dû à un être humain lui a été refusé en Libye. Aujourd’hui, l’un de ses défis est de gérer une impulsivité difficilement contrôlable lorsqu’elle ne se sent pas respectée. » Comme beaucoup de personnes migrantes, Roukaya est hypervigilante car elle a été maintes fois dupée, et cet « état permanent d’hypervigilance est épuisant pour le psychisme ».
Il faut toujours un long moment avant que le viol soit abordé, « les victimes ont souvent l’impression d’y être pour quelque chose, d’être dégaradé.e. » Lorsque Roukaya* l’évoque dans un sanglot, elle lâche : « même un animal ne fait pas ça ». Marie y voit une avancée, car elle a réussi à rejeter la honte sur ses agresseurs : « ce sont eux les animaux, pas elle ! Quand elle m’a dit qu’elle se sentait trop sale pour en parler, je lui ai demandé : ‘’qui est le plus sale dans cette histoire ? Vous ou votre patron ?’’ Alors elle a commencé à énumérer tous les sévices endurés. » Plusieurs années après, elle reste incapable de regarder son corps, en raison des brûlures de cigarette qui lui ont été infligées en Libye. Quant à une relation intime, c’est inenvisageable pour l’instant.
Marie observe chez les personnes migrantes polytraumatisées des troubles psychiques comme « l’insomnie, l’irritabilité, les phénomènes anxieux, les attaques de panique…». Elle énumère des atteintes somatiques comme l’hypertension, l’ulcère gastroduodénal, l’asthme, les dorsalgies et lombalgies, l’obésité morbide ou à l’inverse, la maigreur… « Les maux de tête sont très fréquents, presque tout le monde est touché ». Roukaya* porte même les stigmates physiques des nombreux coups reçus à la tête lors de son séjour en Libye. Des blessures physiques mais avant tout psychiques qui continuent parfois de la torturer.
Penser l’impensé pour restaurer sa dignité et se projeter dans l’avenir
Heureusement, une fois en sécurité, « les réminiscences s’espacent et affectent moins le quotidien », poursuit Marie. « Il est important que les victimes puissent énoncer leurs expériences traumatiques à quelqu’un de confiance, y mettre des mots, car elles n’en parlent pas entre elles ». Selon Marie, malgré les difficultés, elles pourront peu à peu se reconstruire, « vivre au présent et se projeter dans l’avenir ».
Roukaya rêve « de vendre les vêtements confectionnés par son fils, qui est tailleur… Cela la renvoie à son identité, à la Mauritanie où elle était une ‘’ bonne commerçante’’ lorsqu’elle travaillait au restaurant tenu par sa grand-mère, seule figure maternelle. C’est vraiment un projet qui la porte, qui lui donne beaucoup d’espoir ! » Elle est en train de se reconstruire, de récupérer sa dignité… « Ce n’est pas tout le monde qui peut survivre à pareilles expériences : le dynamisme des personnes réfugiées m’impressionne ! ».
Par son témoignage, Roukaya* veut aussi empêcher les jeunes Africains, et les jeunes Africaines surtout, de quitter leur pays pour se lancer dans ce dangereux périple. « Elle veut les prévenir que le parcours n’est pas un tapis de roses et dire aux racistes que les personnes qui risquent leur vie pour rejoindre l’Europe ne le font pas pour obtenir des privilèges mais parce qu’elles n’ont pas d’autre choix. »
Aujourd’hui, Roukaya* est dans le processus de « quitter la position d’aidée pour adopter la position d’aidante, de sujet actif » et son désir de témoigner en fait partie. Pour sa thérapeute, c’est une façon essentielle de restaurer sa dignité. « Imaginez cette femme qui dormait à la gare Saint-Charles, elle-même abandonnée par ses parents, qui aujourd’hui travaille dans un rôle maternant dans un foyer. Chaque fois que je la vois, elle est apprêtée, elle a retrouvé sa fierté de femme et de mère, et c’est à son tour de protéger et de donner ».
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Crédit de la photo en haut de page : Isabelle Serro / SOS MEDITERRANEE