Plaidoyer
Nos positions
Échec fatal de la coordination des opérations de sauvetage en Méditerranée centrale
Le samedi 24 mai 2025 au matin, le réseau civil Alarm Phone a alerté les autorités maritimes de la présence de deux embarcations en détresse surchargées dans la Région de recherche et de sauvetage libyenne. Les deux esquifs avaient quitté Sabratha deux nuits plus tôt et transportaient chacun plus de 100 personnes qui nécessitaient une assistance urgente. Une seule embarcation a bénéficié d'une réponse coordonnée : 128 personnes ont été secourues par les garde-côtes italiens et débarquées sur l'île de Lampedusa le dimanche 25 mai. Pour la deuxième embarcation, aucun dispositif de recherche et de sauvetage n'a été mis en route, en dépit d'alertes répétées et de la détérioration des conditions météorologiques. Tous les éléments d'une situation de détresse urgente étaient pourtant présents. Au moment de l'alerte, l'Ocean Viking se trouvait à plus de 36 heures de navigation du lieu du naufrage.
Un navire marchand, le MV Bobic, battant pavillon des îles Marshall, a repéré cette seconde embarcation samedi soir après avoir été alerté par Alarm Phone. Dépourvu d'équipement de sauvetage adéquat et sans instructions de la part des autorités maritimes en dépit de demandes de renforts urgents répétés, le capitaine du navire et son équipage ont tenté de secourir les personnes naufragées. Plusieurs d'entre elles sont tombées à la mer. Une femme a disparu sous les flots mais 35 survivant.e.s ont été ramené.e.s à bord. Entretemps, l'équipage du navire a perdu le contact visuel avec l'embarcation où d'autres personnes naufragées étaient demeurées. Le capitaine a lancé un Mayday Relay. Durant des heures, le capitaine du MV Bobic a tenté d'obtenir de l'aide et des instructions auprès des autorités compétentes en multipliant les appels de détresse dans l'espoir de retrouver l'embarcation perdue au milieu des vagues en pleine nuit. En vain.
La question du débarquement des 35 personnes survivantes s'est alors posée. Le capitaine souhaitait les débarquer à Lampedusa. Une première instruction du Centre de coordination des secours libyen était de les transférer sur l'Ocean Viking, instruction ensuite annulée. Malgré les préoccupations exprimées par le capitaine du navire marchand quant à l'illégalité d'un potentiel débarquement en Libye et l'État du pavillon de son navire, une chaîne de commandement confuse l'a conduit à y débarquer, malgré tout, les 35 personnes rescapées, après quoi elles ont été remises en détention, ce qui constitue une grave violation des obligations maritimes.
En parallèle, Alarm Phone et SOS MEDITERRANEE ont passé la nuit à tenter d'apporter une aide à distance au capitaine du MV Bobic et à son équipage, tout en amorçant les recherches pour retrouver l'embarcation disparue. Alarm Phone a finalement réussi à reprendre contact avec les 79 personnes naufragées toujours sur l'embarcation tôt dimanche matin. Selon les témoignages des survivant.e.s, le navire marchand MV Eco One a porté assistance à 26 autres personnes dimanche soir, mais deux d'entre elles ont disparu lors de cette deuxième tentative de sauvetage. L'Ocean Viking a achevé le sauvetage des 53 toujours à bord de l'embarcation. Le MV Eco One a pu les débarquer à Lampedusa, tandis que l'Ocean Viking a reçu l'ordre de se rendre à Livourne, au nord de l'Italie. Les personnes naufragées ont ainsi été séparées en trois groupes et débarquées dans différents ports, prolongeant inutilement leur séjour en mer.
Cinq survivant.e.s à bord de l'Ocean Viking ont toutefois fait l'objet d'une évacuation médicale vers Lampedusa le lundi, bien avant son arrivée à Livourne. De son côté, le tribunal pour mineurs de Palerme a ordonné le débarquement des mineurs dans un port plus proche. Ainsi, 33 enfants et deux adultes membres de leur famille ont quant à eux débarqué en Sicile le mardi 27 mai. Malgré leur état de santé, pourtant signalé aux autorités compétentes, les 13 personnes rescapées à bord de l'Ocean Viking ont été contraintes de subir deux jours et demi de navigation supplémentaires vers Livourne.
Voir le récap complet de cette opération de l'Ocean Viking
Ce que les personnes en détresse ont enduré dans le cadre de l'appel d'urgence 0555 n'est pas un incident isolé, mais une illustration frappante de l'arbitraire et de la négligence systémique qui caractérisent aujourd'hui la coordination maritime en Méditerranée centrale. Ce chaos est une conséquence directe des politiques migratoires de l'Union européenne (UE) qui privilégie la dissuasion au détriment de l'impératif légal et moral de sauver des vies.
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Malgré des tentatives répétées pour entrer en contact avec les autorités maritimes italiennes, maltaises et libyennes, aucune autorité n'a assuré une coordination efficace pour ce cas de détresse pendant près de 36 heures, et aucun dispositif de sauvetage n'a été mis en place par ces autorités dites compétentes, et ce, à aucun moment.
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Les ONG ont comblé un vide opérationnel mortel, en identifiant d'abord le cas de détresse et en alertant les autorités et les moyens en mer, puis en offrant une assistance à distance au navire marchand et effectuant des opérations de recherche et de sauvetage.
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La présence des ONG a été essentielle à la conduite du sauvetage ainsi qu'à l'alerte des acteurs concernés sur d'éventuelles violations du droit maritime et du droit humanitaire international, et finalement au suivi et à la documentation des violations commises.
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Malgré les preuves accablantes de violations des droits humains en Libye et l'indication claire des agences des Nations Unies et des institutions européennes à l'effet que la Libye n'est pas un lieu sûr pour débarquer les personnes secourues alors qu'elles étaient en détresse en mer – comme l'ont confirmé de nombreuses décisions de tribunaux italiens –, les refoulements par les garde-côtes libyens mais aussi « par procuration » à l'aide de navires marchands vers la Libye continuent de se produire régulièrement en Méditerranée centrale.
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La politique consistant à assigner aux navires humanitaires des ports éloignés pour le débarquement des personnes rescapées est motivée par des considérations politiques et à des fins punitives. Elle démontre comment les décisions opérationnelles sont utilisées pour épuiser et entraver le travail des ONG, et non pour protéger la vie en mer.
Alarm Phone et SOS MEDITERRANEE demandent instamment que des mesures immédiates soient prises pour garantir la responsabilité et prévenir de nouvelles violations des obligations maritimes et des droits humains, en particulier.
1. Une enquête est nécessaire pour clarifier pourquoi les autorités compétentes ont tardé à prendre en charge la coordination de l'opération de sauvetage lancée par le MV Bobic, alors qu'elles avaient été alertées à plusieurs reprises de la situation de détresse.
a. Alarm Phone a relayé les alertes de deux navires en détresse samedi matin. L'un d'eux a été dûment secouru et toutes les personnes rescapées ont été débarquées à Lampedusa. Ce cas s'est produit à seulement 23 milles marins au nord du cas décrit ci-dessus (AP0555), qui a connu un sort complètement différent.
b. Cela indique clairement que des moyens de sauvetage étaient disponibles mais n'ont pas été déployés dans le second cas.
c. Après avoir prétendument tenté d'atteindre l'embarcation samedi après-midi, les garde-côtes libyens ne sont pas intervenus.
d. Les autorités maritimes libyennes chargées de la coordination des opérations de recherche et de sauvetage ont d'abord ordonné aux équipes de l'Ocean Viking de mener à bien l'opération de sauvetage et de transférer les personnes rescapées à bord du MV Bobic vers le navire humanitaire. Plus tard, la même autorité a explicitement refusé toute communication avec les ONG. La raison de ce changement d'instructions doit être examinée, ainsi que l'implication des autorités maritimes italiennes tout au long du week-end.
2. Une enquête officielle est nécessaire pour déterminer qui a donné l'ordre de débarquer les personnes secourues dans un port dangereux, en violation du droit maritime. Le Centre de coordination des secours maritimes (MRCC) italien à Rome doit divulguer quel fut son rôle opérationnel dans cette opération et le cas échéant, quelle coordination a été mise en place entre le MRCC Rome et le Centre de coordination de secours joint (JRCC) libyen, si toutefois il y a eu coordination.
a. Le refoulement des personnes secourues vers la Libye constitue une violation du droit maritime international. De nombreux précédents juridiques des tribunaux italiens confirment son illégalité.
b. Les registres de communication indiquent que le navire battant pavillon des îles Marshall, le MV Bobic, avait initialement prévu de se rendre en Tunisie, sa destination d'origine, et que le capitaine du navire savait que le débarquement en Libye serait illégal. Un message de l'État du pavillon indique : « Il a maintenant été clarifié que le MRCC Rome a coordonné avec le JRCC Libye pour s'assurer que les 35 personnes migrantes soient débarquées du navire dès que possible ».
c. Cela indique une implication du MRCC Rome qui doit faire l'objet d'une enquête.
3. L'implication de Frontex et sa communication avec les autorités nationales concernant le cas de recherche et de sauvetage numéro AP0555 doivent être clarifiées.
a. Des moyens aériens de Frontex étaient présents à proximité de l'incident de recherche et de sauvetage dimanche (Sparrow 1), mais aucune coordination des opérations de sauvetage avec les moyens de sauvetage disponibles n'a suivi.
b. Un rapport d'incident grave doit être publié et rendu accessible au public afin de clarifier les responsabilités en matière de refoulement et relativement aux décès signalés.
4. Nous demandons au gouvernement italien de mettre fin à la pratique punitive consistant à assigner des ports éloignés pour le débarquement, une politique qui, dans le cas présent, a contraint l'Ocean Viking à débarquer 13 personnes rescapées à Livourne, infligeant des souffrances inutiles à des personnes vulnérables.
a. Les 53 personnes secourues par l'Ocean Viking ont survécu à une épreuve incroyable. Elles étaient affaiblies et déshydratées, beaucoup souffraient de graves brûlures dues au carburant et avaient été témoins de la noyade de trois personnes. Toutes les personnes survivantes, sans exception, avaient besoin de soins médicaux et psychologiques urgents, selon l'évaluation des professionnel.le.s de santé à bord de l'Ocean Viking, qui l'ont d'ailleurs signalé aux autorités.
b. Les cinq cas médicaux les plus graves ont été évacués vers Lampedusa pour recevoir des soins d'urgence à terre le lundi 26 mai. Le tribunal pour mineurs de Palerme est intervenu en faveur des 33 enfants à bord, dont 27 étaient sans tuteur ou tutrice adulte.
c. Malgré des demandes répétées pour un débarquement complet à Porto Empedocle (Sicile), 13 personnes naufragées vulnérables ont été contraintes de passer deux jours et demi supplémentaires à bord pour atteindre le port assigné à Livourne, à 1 150 km du lieu du sauvetage. La nécessité pour le gouvernement d'organiser l'accueil de 13 personnes ne peut raisonnablement justifier cette décision.
d. Cette politique punitive d'assignation de ports éloignés aux navires humanitaires est contraire aux directives de l'Organisation maritime internationale (OMI) qui stipulent que les personnes rescapées doivent être débarquées dans un « lieu sûr » où leurs droits et leurs besoins fondamentaux sont respectés.
