Focus sur un pays d'origine

Depuis mars 2016, SOS MEDITERRANEE a secouru plus de 42 000 personnes originaires de quelques 50 pays. Les récits qui suivent mettent en lumière les raisons qui ont poussé des hommes, des femmes et des enfants à fuir leur foyer et permettent de mieux comprendre les épreuves traversées durant leur parcours migratoire avant que notre bateau l’Ocean Viking leur porte secours. 

La Syrie

Avertissement : cet article évoque des scènes de violences qui peuvent être difficiles pour certaines personnes.

En 2024, l'Ocean Viking a secouru 1 948 personnes, dont un tiers était originaire de Syrie. Parmi elles, des enfants et des femmes voyageant seul.e.s, mais aussi des familles et des personnes âgées. Nous avons recueilli de nombreux témoignages de Syriens et de Syriennes qui nous ont parlé de la guerre, de la violence et de la faim dans leur pays, ainsi que des routes périlleuses que ces personnes ont été contraintes d'emprunter pour survivre. Certains de ces périples ont duré des mois, voire des années.

Durant les quelques jours passés à bord de l'Ocean Viking après leur sauvetage, Hamza*, Ranim*, Mouna*, Khaled*, Hussein*, Mohammad* et Majd* ont partagé leurs récits avec nous.

Qu'est-ce que ces personnes ont vécu en Syrie ? Pourquoi ont-elles dû partir vers le Liban, l'Irak, l'Égypte ou la Libye ? Comment ont-elles de nouveau affronté la torture et la violence avant qu'on ne les pousse à monter sur de frêles embarcations surchargées et à prendre la mer, laissant derrière elles ce qu'il leur restait ?

Le régime de Bachar El-Assad s’est effondé à la fin de 2024 après 24 ans au pouvoir. Le 8 décembre 2024, à la suite de la prise de la capitale syrienne, Damas, par le groupe Hayat Tahrir al-Sham (HTS), l’ancien président a fui en Russie. Depuis, le HTS a mis en place un gouvernement de transition dirigé par le Premier ministre intérimaire Mohammed al-Bashir. 

Après la chute du régime, de nombreuses personnes syriennes ont commencé à rentrer chez elles, portées par de grands espoirs malgré un avenir incertain.

En parallèle, plusieurs pays européens ont suspendu les demandes d'asile les concernant, tant pour celles qui tentaient déjà de reconstruire leur vie dans leur pays d'accueil que pour celles qui risquent actuellement leur vie en tentant de traverser la mer Méditerranée.

Les témoignages et analyses d’expert.e.s présentés dans ce rapport ont été recueillis avant la chute du régime de Bachar El-Assad. Les récits des personnes rescapées révèlent les choix difficiles qui les ont menées à traverser la Méditerranée, les violences qu’elles ont subies et l’espoir qui les a portées.

L'analyse de l'experte

 

Déclaration de Marta Bellingreri, journaliste indépendante et rédactrice en chef de SyriaUntold², dans une interview accordée à SOS MEDITERRANEE en octobre 2024. « Depuis treize ans, la Syrie est déchirée par l'un des conflits les plus atroces de notre époque. Tout a commencé par une révolution pacifique où la population réclamait le respect de ses droits, la liberté et la dignité.

Les manifestations ont été violemment réprimées par l'appareil sécuritaire de la famille au pouvoir – le gouvernement [d'alors] de Bachar el-Assad. Dans les années qui ont suivi les manifestations et les mouvements civiques, le conflit a explosé avec une violence extrême, avec des interventions étrangères comme celles de la Turquie et du Qatar, tandis que l'Iran et le Hezbollah soutenaient le régime.

La moitié de la population syrienne d'avant-guerre a dû quitter son foyer. Cinq millions de personnes se sont réfugiées à l'étranger, principalement dans les pays voisins comme la Turquie, le Liban et la Jordanie. La population syrienne continue de souffrir, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays : ces quatre dernières années, une terrible crise économique, aggravée par une crise climatique et agricole, a plongé encore plus de personnes dans la pauvreté.

Aujourd'hui, 90 % de la population a besoin d'une aide humanitaire, en particulier les personnes déplacées à l'intérieur du pays. À l'extérieur des frontières syriennes, notamment au Liban et en Turquie, les personnes syriennes réfugiées font face à des conditions de vie désastreuses et à une discrimination croissante, notamment depuis l'invasion récente du Liban par Israël. »

En janvier 2025, après les derniers événements en Syrie, Marta Bellingreri complète son propos. « Le 8 décembre 2024, après dix jours d’opérations militaires menées par des groupes armés de l’opposition, le dictateur syrien Bachar El-Assad a fui le pays, mettant fin à 54 ans de règne de sa famille. Des millions de Syriens et de Syriennes, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, ont célébré la concrétisation de l’une des principales revendications de la révolution. Malgré les nombreux défis qui s’annoncent, une fragile lueur d’espoir d’un avenir meilleur anime cette phase de transition. Mais moins de 24 heures après la chute du régime, certains pays européens ont décidé de suspendre les demandes d’asile, accroisssant encore l’incertitude des Syrien.ne.s en route vers l’Europe. Pendant ce temps, de nombreuses personnes réfugiées syriennes souhaitant retourner en Syrie maintenant que le régime est tombé en sont empêchées, faute de passeport étranger. » 

 

Avec leurs propres mots : pourquoi ont-elles dû fuir leur foyer ?

 

Hamza, 30 ans, est né dans le gouvernorat de Rif Dimashq. Il a été secouru le 17 juillet 2024.

Crédit photo : Flavio Gasperini / SOS MEDITERRANEE

« Je veux vous raconter comment c'était quand la guerre en Syrie a commencé »

« Je connais l’histoire d’un petit garçon qui, en 2010, a écrit un message contre Bachar el-Assad sur le mur de son école. L’école l’a dénoncé aux services secrets qui sont venus le chercher. Sa famille a exigé de le voir, et on leur a rendu son corps. Il portait des marques de torture, et ses parties génitales avaient été attachées pour l’empêcher d’uriner. Quand les gens ont appris cela, des émeutes ont éclaté et se sont propagées dans plusieurs villes. La police a arrêté des jeunes impliqués, les a battus et crucifiés pour tenter de stopper les soulèvements. Toute personne qui manifestait était prise pour cible. Ils entraient de force dans les maisons et s’il y avait des femmes, ils les violaient devant leurs proches. Si quelqu’un résistait, ils s’en prenaient à sa famille et brûlaient sa maison. Mais tout cela n’a fait qu’alimenter la révolte. 

Les personnes qui manifestaient n'étaient pas organisées, et le gouvernement non plus d'ailleurs. Il y avait des massacres partout dans le pays. Le gouvernement a demandé l'aide du Hezbollah pour endiguer les émeutes et a distribué davantage d'armes aux civils pour qu'ils se battent entre eux plutôt que contre le régime. Ils portaient de fausses accusations contre des familles, et savaient exactement à quelle heure elles étaient chez elles pendant le Ramadan. C'est à ce moment-là qu'ils entraient chez elles pour les assassiner. Les personnes qui tentaient de se cacher ou de fuir voyaient leur maison bombardée et étaient abattues. La faim aussi était utilisée comme une arme. Un kilo de riz coûtait aussi cher qu'une voiture. Un de mes cousins a été tué simplement en allant acheter du riz. Le gouvernement comme les groupes rebelles faisaient pression sur mon père et moi pour que nous les rejoignions. Mais nous ne voulions pas nous battre.

En 2012, ma famille a décidé de fuir au Liban. Au même moment, mon frère, qui était dans l’armée, a déserté. On l’avait envoyé dans son propre village pour tuer des personnes y habitant, mais il a refusé. En représailles, ils ont bombardé sa ville natale, et il a dû fuir. Il a donné 3000 dollars à son supérieur pour qu’il attende 24 heures avant de signaler sa désertion aux autorités. » 

Ranim, 27 ans, est originaire de Raqqa. Le 9 juillet 2024, alors qu'elle prenait place dans une embarcation en bois surchargée avec ses enfants, des jumeaux de 8 ans, elle a été secourue par l'Ocean Viking.

Crédit photo : Charles Thiefaine / SOS MEDITERRANEE 

Ranim et ses enfants ont vécu sous le régime de l'État islamique pendant trois ans, entre 2014 et 2017. « C'était un règne de terreur. Je ne pouvais pas sortir de chez moi sans être entièrement couverte, y compris les yeux. Si je sortais sans ma burqa, c'est mon mari qui était puni et emprisonné. S'enfuir était impossible – c'était bien trop dangereux. »

Khaled, 15 ans, est originaire de Deraa. Il voyageait seul et a été secouru par l'équipe de l'Ocean Viking le 24 octobre 2023.

Crédit photo : Ville Maali 

« Je suis originaire de Deraa, en Syrie. Je suis né en 2008. Après le début de la guerre, mes parents, mes deux sœurs et moi avons déménagé en Allemagne où nous avons vécu de 2013 à 2016. Mes parents pensaient que la situation s'améliorerait en Syrie après quelques années, alors nous y sommes retournés. Mais on ne peut pas vivre à Deraa. Mon pays est dans une situation catastrophique à cause de la guerre, et beaucoup de gens y sont tués chaque jour. Il n'y a aucun avenir pour moi là-bas. C'est pourquoi j'ai décidé de partir, même si mes parents ont essayé de m'en empêcher. Finalement ils ont accepté et je suis parti avec mon cousin. J'ai traversé l'Égypte pour rejoindre la Libye. »

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Mouna, 53 ans, est née à Damas. Elle a été secourue par l'équipage de l'Ocean Viking le 31 juillet 2021 alors qu'elle se trouvait à bord d'une petite embarcation en détresse.

Crédit photo : Flavio Gasperini / SOS MEDITERRANEE 

« Je ne voulais pas quitter Damas. Deux de mes fils ont fui la Syrie pour gagner la Libye à cause de la guerre. En 2014, quelqu'un a pris une photo de ma fille de 17 ans lors d'une manifestation pacifique. Ils voulaient l'arrêter. Je ne peux pas vous dire à quel point ma fille est importante pour moi. Mon mari est resté en Syrie. Un jour, une roquette a frappé notre maison à Damas. Heureusement, les occupant.e.s ont été averti.e.s à temps, et mon mari n'était pas à l'intérieur. Après cette attaque, nous avons décidé qu'il devait aussi partir pour la Libye. »

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Hussein, 56 ans, est originaire de Hama. Il a été secouru le 9 juillet 2024.

Crédit photo : Charles Thiefaine / SOS MEDITERRANEE    

« Dans mon pays, nous avons subi deux guerres. La première est celle que vous connaissez tous et dont vous avez entendu parler, mais je ne veux pas en parler, c'est trop douloureux de s'en souvenir. Cette guerre est désormais terminée dans ma ville. Aujourd'hui, nous menons une autre guerre : contre la faim. C'est comme un feu qui consume tout et tout le monde. »

En Syrie, Hussein a étudié et travaillé pendant des années comme infirmier, tout comme sa femme, infirmière en chirurgie cardiaque, qui est restée là-bas. Aujourd'hui, un salaire d'infirmier est de 15 dollars par mois. Les deux aînés de ses enfants sont médecins. « Eux aussi sont restés en Syrie, au chômage, car il est tout simplement impossible de trouver un emploi. »

Il y a quelques années, Hussein* a tenté sa chance en ouvrant une école de langues dans sa ville, espérant subvenir aux besoins de sa famille et financer les études universitaires de ses plus jeunes enfants. Mais cela n'a pas fonctionné. « Personne ne pouvait se permettre de payer les cours de langues, et moi je ne pouvais plus payer les salaires des enseignants ni le loyer de l'école. » Il a donc dû fermer ses portes. C'est à ce moment-là qu'il a pris la décision de partir : « personne dans ma ville – du moins à ma connaissance – n'avait jamais tenté ce voyage. Je ne savais pas à quel point il pouvait être terriblement dangereux, mais j'étais désespéré, alors je l'ai fait. »

Le parcours migratoire et les pays d'accueil : le cas du Liban

Comme l’a expliqué Marta Bellingreri, de nombreuses personnes originaires de Syrie ont d’abord fui vers les pays voisins tels que le Liban, l’Irak, l’Égypte, la Turquie et la Jordanie. La plupart des personnes secourues par l’Ocean Viking en 2024 ont déclaré à l’équipe de SOS MEDITERRANEE qu’elles étaient restées au Liban pendant des mois, voire des années, jusqu’à ce que la situation se détériore, ne leur laissant d’autre choix que de fuir à nouveau vers une nouvelle destination. 

Hamza 

« Quand les gens fuient la Syrie pour le Liban, ils sont contrôlés à la frontière et souvent humiliés. Nous sommes restés au Liban pendant 10 ans. Mais la situation est difficile. Il y a beaucoup de ségrégation envers les Syrien.ne.s de la part des Libanais.es. Parfois, on oblige les gens à creuser des fosses dans un cimetière et à s’enterrer vivants. Pas pour les tuer, juste pour les effrayer. Sans une bonne relation avec les gens locaux, on n’a aucune chance. J’étais au Liban avec ma famille. J’ai une femme et deux enfants – un fils et une fille. » 

« Les gens nous avaient dit que si nous souffrions, nous devions nous adresser à l’ONU. Mais quand nous l’avons fait, nous avons découvert que le personnel local de l’ONU était libanais et faisait également preuve d’une attitude discriminatoire. Ces personnels ne voulaient pas nous aider parce que nous venions de Syrie. Plusieurs groupes nous ont menacés et nous n’avons pas pu vivre normalement. Souvent, je n'avais pas de quoi acheter mes médicaments. À plusieurs reprises, je n’ai pas été payé à la fin du mois. Si j’avais été payé pour mon travail, je serais resté au Liban. » 

« Ma famille a fui en Irak en 2022 parce que nous ne pouvions plus vivre au Liban. Nous avons emprunté de l’argent à quelqu’un pour fuir. Les choses sont très différentes en Irak, c’est mieux qu’au Liban. Mais je ne gagnais pas assez d’argent pour survivre. Ma femme et mes enfants sont toujours en Irak, mais un ami a payé pour que je puisse fuir en Europe. » 

Ranim 

« J’ai divorcé de mon mari après la libération de Raqqa et je suis partie pour Beyrouth. Être seule en Syrie avec mes deux enfants était difficile. Mes parents étaient déjà à Beyrouth, alors j’ai décidé de les rejoindre. J’ai passé cinq ans au Liban. »  

Ranim a en effet quitté le Liban avec ses jumeaux début 2024. « Mon petit frère est installé aux Pays-Bas, et nous avons demandé un regroupement familial. Mes parents et moi avons obtenu l’autorisation de rejoindre mon frère, mais à ma grande surprise, mes enfants ne l’ont pas obtenue. Je ne pouvais pas les laisser, ni rester seule au Liban sans le soutien de ma famille. Je n’avais d’autre choix que de faire un voyage dangereux et de partir pour Benghazi, en Libye. » 

De la violence à la violence : l'instabilité au Moyen-Orient et le voyage vers la Libye

Au fil des ans, SOS MEDITERRANEE a recueilli de nombreux témoignages, corroborés par les rapports de nombreuses ONG et agences de l’ONU, révélant que les violations des droits humains et les abus sont toujours une réalité répandue en Méditerranée centrale et tout au long du parcours migratoire, en particulier en Libye.

L’emprisonnement dans des conditions inhumaines, l’extorsion sous torture, les exécutions sommaires, le travail forcé et les violences sexuelles se produisent dans les centres de détention et les camps de travail, aux postes de contrôle, voire dans les maisons privées. De tels abus peuvent toucher tout le monde – femmes et filles, hommes et garçons. La violence est souvent utilisée par les milices, la police, les passeurs et les garde-côtes pour extorquer de l’argent. Les personnes migrantes subissent fréquemment les abus répétés de plusieurs acteurs et ont peu de chances d’obtenir justice. 

Hamza 

« Je suis allé à Tripoli. Un jour, j'avais un pied sur le trottoir et l’autre sur la route. Une voiture a dévié et m’a heurté. Elle ne s’est pas arrêtée, et je suis sûr que c’était intentionnel. L’hôpital était très proche, mais quand j’y suis arrivé, ils ont refusé de m’aider. Je suis donc allé dans un autre endroit où j’ai pu trouver de l’aide. À un autre moment, un passeur s’est approché de moi pendant que je buvais un café dans la rue. Il m’a dit qu’il pouvait m’aider pour 6 000 dollars. L’homme m’a emmené dans une maison avec des containers à l’arrière. J’y ai passé un mois. Nous avions très peu de nourriture et d’eau, et il a pris nos téléphones. » 

Crédit photo : Charles Thiefaine / SOS MEDITERRANEE    

Mouna  

« Nous sommes tous restés en Libye. Ma fille s’est mariée à un Syrien là-bas. Un jour, pendant que mon gendre travaillait, il a été attaqué par des hommes armés, sans doute des miliciens. Ils lui ont tiré dans le dos. Peu de temps après, mon mari et mon fils cadet ont été kidnappés.

Les ravisseurs ont exigé une rançon. Ils nous les ont ramenés, mais vous auriez dû voir dans quel état ils étaient, couverts de sang. Nous avons eu peur et sommes allés à Tripoli où nous nous sommes cachés, en plein cœur de la capitale. Il n’y a pas de médicaments en Libye – il n’y a pas de soins médicaux. Nous avons dépensé tout notre argent pour essayer d’obtenir des soins pour mon gendre, mais ils l’ont laissé mourir.

Nous avons supplié les agences de l’ONU, nous leur avons tout raconté et avons essayé de le faire soigner en Égypte ou en Tunisie, mais ils ont dit : ‘Non, restez en Libye’. Si je retourne en Syrie, je serai arrêtée à l’aéroport parce que mes fils fuient le service militaire. Ils m’arrêteront pour faire pression sur mes enfants afin qu’ils reviennent. » 

Ranim et ses jumeaux ont passé trois mois en Libye. Ils ont été placés dans une « maison de connexion » dans des conditions épouvantables. « Je n’avais qu’un repas par jour » raconte-t-elle. Elle et ses enfants ont dû attendre un certain temps avant de prendre la mer pour quitter la Libye. 

Hussein a quitté son pays début mai pour se rendre au Liban, puis en Égypte où il a ensuite pris un vol jusqu'à Benghazi, en Libye, avant de prendre la mer. Après que les passeurs l’ont emmené à Benghazi, il a été transporté dans le coffre d’une camionnette avec cinq autres personnes, caché sous de lourds bagages sous un soleil brûlant. Ils ont ainsi parcouru 1400 km jusqu’à Tripoli. 

Hussein a été détenu pendant 60 jours dans un camp à Tripoli avec environ 80 autres personnes : « je devais m’allonger sur un matelas sale par terre et la seule chose que je mangeais chaque jour, c’était du thon. […] Les passeurs n’ont pas été trop violents à mon égard, mais j’ai été témoin de graves violences. Je me souviens qu’un jour, ils sont arrivés et ont littéralement marché sur les gens qui dormaient par terre, comme s’ils étaient des pois chiches. » 

Il ne pouvait pas sortir : « En Libye, les Syriens sont une cible – les criminels et les passeurs nous considèrent comme plus riches que les gens d’autres pays, alors ils nous kidnappent et demandent une rançon à nos familles parce qu’ils savent qu’elles vont payer. Là-bas, les gens ne sont pas considérés comme des êtres humains. Ils sont de l’argent – c’est du business. » 

 

Le dernier recours pour survivre : prendre la mer

Il y a une phrase que nous entendons sans cesse à bord de l’Ocean Viking : « Je préfère mourir rapidement en mer plutôt que lentement en Libye. » Peu importe les dangers, les personnes en migration fuient par la mer parce que c’est la seule issue. Mouna, Hamza, Ranim et Khaled nous racontent leur expérience. Hamza : « beaucoup de Syriens montent à bord d’embarcations qui sont en très mauvais état, avec de mauvais moteurs. Au bout de 20 km, le bateau coule et les gens sont laissés pour morts. » 

Khaled : « J’ai essayé de fuir la Libye sept fois avant que l’Ocean Viking nous porte assistance. La première fois, c’était sur un bateau de pêche dans la partie orientale de la Libye. On venait de traverser la frontière de l’Égypte. Mais les garde-côtes libyens nous ont repoussé.e.s et nous avons été renvoyé.e.s en prison parce que les milices et les trafiquants sont amis avec les autorités. La deuxième fois que j’ai essayé de fuir la Libye, c’était depuis Tobrouk en juin 2023. Je devais prendre un grand bateau de pêche : il y avait 900 personnes prêtes à monter à bord. Je n’ai pas pu embarquer parce qu’il y avait trop de monde et qu’il n’y avait pas de place, mais mon ami, lui, a pu monter à bord. Le bateau est parti… vous savez, c’est le bateau qui a coulé au large de la Grèce [l’Adriana]. Mon ami est mort dans ce naufrage. » 

Ranim: « il y a beaucoup de policiers libyens en mer maintenant. Quand nous avons été emmenées, nous n’avions pas de gilets de sauvetage. Je savais que la traversée était dangereuse. Mais je n’avais pas le choix. J’avais peur, mais je devais être forte pour mes enfants. Je veux être auprès de mes parents, et je veux que mes enfants aient un avenir décent. » 

Mouna : « mes enfants en Libye ont des enfants très jeunes. Ils ne devraient pas traverser la mer, mais je suis malade et si je ne pars pas, je mourrai de toute façon. Alors j’ai décidé d’y aller. J’ai donné 2 500 $ au passeur pour ma première tentative, mais les garde-côtes libyens nous ont arrêté.e.s. Ensuite, ils m’ont mise en prison. Les mots ne peuvent décrire ce que c’était. Ils voulaient 200 $ pour me libérer. Cette prison… Je me suis dit : ‘j’en ai assez, je retourne en mer.’ Les passeurs nous avaient promis deux moteurs, un téléphone satellite, un GPS et des gilets de sauvetage. Il n’y avait rien. Ils nous ont promis de tout nous donner une fois en mer. Ils n’ont fait que nous pousser et tous avaient des armes.

Quelqu’un a dû être trop lent ou les a énervés d’une manière ou d’une autre, car l’un d’eux a jeté l’eau par terre en disant : ‘Pas d’eau pour vous.’ Après quatre heures en mer, le moteur a commencé à brûler. Il a pris feu et ma jambe a été brûlée. Nous avons réussi à éteindre le feu et un homme sur le bateau a tenté de redémarrer le moteur pendant un moment, mais nous tournions en rond. Le bateau prenait l’eau, ça se mélangeait avec le carburant. Après 10 heures, nous avons vu des plateformes pétrolières. Nous hurlions et agitions les bras, puis vous êtes arrivés derrière nous.

Nous pensions qu’il s’agissait des garde-côtes libyens. Nous nous sommes dit : ‘de toute façon, quoi qu’il arrive nous allons mourir, nous n’avons pas d’eau. S’ils viennent, qu’ils viennent.’ Mais c’était vous. J’ai dû traverser la mer parce que je veux vivre. Je veux voir mes petits-enfants grandir. Ils m’appellent leur ‘chère grand-mère’. Quand tu vois ta mère, fais-lui un câlin et donne-lui un baiser. » 

Conclusion : la solidarité vivra

Avant la chute du régime de Bashar al-Assad, la journaliste Marta Bellingreri a partagé ses réflexions sur la crise en cours.  

« En 2023, les tremblements de terre en Turquie et en Syrie ont provoqué une nouvelle crise majeure, mais ils ont aussi montré qu'en dépit de toutes les souffrances, du coût élevé de la vie et de la répression politique continue, la solidarité existe toujours parmi les Syriens. La même année, un mouvement populaire dans la ville du sud de Sweida, réclamant des droits économiques, politiques ainsi que la liberté, a lui aussi démontré que l’esprit de la révolution n'a pas été complètement anéanti.

Mais l’immense majorité des personnes qui y vivent, si on leur en donne la moindre chance, choisiraient encore de partir. Le nombre de Syriens et de Syriennes qui sont arrivé.e.s en Europe par la mer en 2023-2024 prouve que ce dictateur brutal, qui s’enorgueillit d’avoir écrasé la révolte, n'a pas résolu les problèmes du peuple et que le régime a survécu uniquement grâce à ses alliés. » 

Après la chute du régime, plusieurs gouvernements européens ont annoncé la suspension des demandes d'asile pour les personnes syriennes, y compris celles ayant entrepris la traversée de la mer Méditerranée. 

Cette décision a déclenché de vifs débats sur la sécurité du retour et sur la capacité de la Syrie à réintégrer efficacement sa population déplacée. Le Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations Unies (HCR) s'est positionné en appelant les États à garantir le droit des demandeurs et demandeuses d'asile de ce pays, soulignant la nécessité de maintenir une protection tant que la situation en Syrie ne sera pas stabilisée. 

La chute du régime de Bashar al-Assad en décembre 2024 pourrait entraîner des changements significatifs dans la dynamique de la migration syrienne à travers la mer Méditerranée. Cependant, selon ce rapport, tout changement reste incertain et dépendra des conditions politiques, sociales et économiques qui émergeront. Quoi qu'il en soit, SOS MEDITERRANEE poursuivra sa mission, en surveillant la situation et en sauvant des vies en mer. 

 * Le prénom des personnes qui témoignent dans ce dossier a été modifié pour préserver leur anonymat et leur sécurité. 

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