Silvanie et Maximilien ont fui la Libye le 24 juillet dernier. Le couple de Camerounais faisait partie des 419 personnes secourues ce jour-là par les Gardes Côtes italiens et des bateaux humanitaires, puis transbordées sur l’Aquarius. Le bateau de sauvetage de SOS MEDITERRANEE s’est vu confier la mission d’accompagner ces naufragés en lieu sûr, en Europe. Pendant les plus de 30 heures de navigation, Silvanie et Maximilien ont raconté leur périple à Laura Garel et Narciso Contreras.
“C’est pas facile au pays. Je ne sais pas si je peux appeler cela une dictature, une dictature clandestine. Rien ne marche. C’était juste une exploitation de l’Homme par l’Homme là-bas. Je ne pouvais pas subvenir aux besoins des enfants”. Maximilien essaye d’expliquer ce qui l’a conduit à quitter le Cameroun, le 5 janvier 2017, avec Silvanie, sa femme, laissant derrière eux trois enfants, confiés à la garde de leur famille. “Je voulais sortir seul” poursuit Maximilien, “mais elle m’a dit non, tu ne peux pas sortir seul, car ce n’est pas sûr. Elle m’a dit qu’on devait le vivre ensemble. J’ai beaucoup réfléchi pour savoir si j’allais partir avec elle ou pas, elle a fait un “bras de fer” avec moi. Je lui ai dit : “si tu insistes, nous allons partager les souffrances ensemble, on va prendre la route ensemble”. C’est comme ça que le 5 janvier passé, nous sommes partis ensemble en laissant les enfants à ses parents, qui vivent encore. Les miens sont déjà décédés. Le 10 juillet de cette année, je ne me suis même pas rendu compte de l’anniversaire du décès de mon papa, car j’étais en plein voyage”.
Sortis du Cameroun, ils sont d’abord passés par le Nigéria, puis ont “foncé vers le Niger”. “Le 6 janvier, nous sommes arrivés à Ekom, la première ville au Nigéria, nous y avons passé une nuit pour passer à Kano le lendemain. Nous n’y avons pas dormi, on a pris une voiture directement pour Maradi (Niger). Les voitures quittent Maradi à 20h, une seule fois par jour. On a payé pour réserver la place. Ils passent par Agadez jusqu’à Arlit, puis Tamanrasset. Nous sommes passés par l’Algérie, on y a juste fait une virgule, on cherchait la route vers la Libye. Ce sont des trafiquants algériens qui viennent vous prendre de Tamanrasset pour Debdeb”.
S’il se rappellent précisément des étapes géographiques, les repères temporels sont plus vagues. “Vous ne connaissez pas le jour, vous ne connaissez pas la date”, explique Silvanie.
“A Debdeb, c’est un Congolais qui m’a donné le contact, c’est un « black », comme nous” poursuit Maximilien. “En Algérie, j’ai été obligé de trouver un emploi, car quand vous arrivez à Debdeb, vous n’avez plus de sous. Silvanie était obligée de rester à la maison, car là-bas déjà, à la frontière, les femmes ne sortent pas. Elle avait un voile, que je lui avais acheté. Elle a quitté Tamanrasset avec ça. Je faisais ce que je trouvais comme travail : parfois manœuvre, parfois maçon”.
Et puis un jour, ils ont repris la route. ”A la frontière Algérie-Libye, on marche à partir de Debdeb pour la première ville libyenne. Il y a des maisons éparpillées. Il fait tellement chaud. Si un Libyen se fâche, il vous prend dans sa voiture, vous emmène quelque part et vous tire dessus dans le désert, personne ne lui fera rien. Du côté de la Libye, c’est tout un trafic : on vous prend, on vous donne à un Libyen, qui vous donne à un autre Libyen, et à un autre, qui soit vous transporte, soit vous amène chez lui. Il ne vous dit rien et vous restez enfermés dans la maison. Il y avait beaucoup de gens dans la pièce. On vivait dans une chambre, on ne voyait pas le dehors. Le Libyen vous dit que vous n’avez pas le droit de voir le dehors. Tous ont des armes. Il vous dit que vous risquez un kidnapping, que vous pouvez être kidnappé par un autre Libyen, qui vous emmène quelque part pour vous demander une rançon. Même si vous avez l’opportunité de vous échapper par la fenêtre, vous ne savez pas ce qui va vous arriver. Un Libyen dans sa voiture, en passant, il voit que tu es noir, il te fusille. Pam. Tu meurs”.
Maximilien, reprend son souffle. Il montre le short qu’il portait lorsqu’il est arrivé à bord de l’Aquarius. Des images du voyage lui reviennent à l’esprit. “Ce short, je l’avais depuis le Cameroun. J’ai quitté le Cameroun avec ça. J’avais d’autres habits. Mais les Libyens nous mettent dans des voitures, des pick-ups. Tout le monde se couche. Ils mettent une bâche et mettent nos bagages au-dessus de nous, après avoir mis la bâche. Quand le Libyen vous prend, tous ont des armes. Quand ils viennent vous chercher, vous êtes environ 30 passagers… “Yallah, yallah, yallah”. “Atla, atla”. Vous avez peur. Ils prennent le derrière de l’arme et si tu n’as pas compris, parce que tu comprends pas l’arabe, ils te cognent. Ils ont fait ça aux autres. A moi, plusieurs fois, ils ont pointé l’arme et fait comme s’ils allaient me tirer dans les pieds. Quand nous partions, j’ai dit au Libyen : “le sac, le sac”. Silvanie avait ses médicaments dedans. Moi, d’autres pantalons, des shorts, des chaussures. Il me dit “non, non, atla, atla”. Je comprends qu’il faut que je rentre dans la voiture. (…) Sur son siège, il y avait une kalashnikov. Il ressort, je crois que c’est pour mettre des bagages, je regarde dans le rétroviseur, mais non. Il revient brusquement dans la voiture en enfilant un autre petit pistolet sur lui. Il démarre, sort du portail. Tous nos bagages sont restés là-bas. (…) Ils se disent que les clandestins mettent de l’argent dans les tissus, les chaussures. Ils se disent qu’on cache de l’argent. Leur manière de toucher le Noir : ils te prennent par là, juste avec deux doigts, même aux femmes, pour te dire “passe par là”. Ils mettent leurs mains devant la bouche et le nez pour ne pas aspirer vos odeurs. Jusqu’à Sabratah, je n’avais plus d’autres vêtements. On nous fait aussi comprendre que pour voyager, il ne faut pas de ceinture, pas de boutons. Ça risque de percer le canot pneumatique. J’ai tout enlevé sur mon pantalon avec une lame de rasoir. Tout ce qui était en fer. J’ai enlevé le lacet de ma chaussure pour faire une ceinture”.
“Nous avons beaucoup payé pour ce voyage” reconnaît Maximilien. “Nous avons été kidnappés 15 jours en Libye. Ils ont failli la violer. Nous étions 25 personnes, il y avait 8 femmes. Ils viennent et demandent aux femmes d’enlever leurs vêtements. Ils prennent des ciseaux et cisaillent leur soutien-gorge. C’est pour ça que Silvanie n’a pas de soutien-gorge. Ils cisaillent les sous-vêtements aussi. Dieu merci, ils ne l’ont pas violée”.
“Vous ne demandez pas aux Libyens “vous m’emmenez où ?”. Vous ne mangez pas. Juste un bout de pain avec du fromage. L’eau, c’est de l’eau salée. Un jour, j’avais besoin de sucre, il me restait 3 dinars que j’ai donnés à un Libyen qui a acheté de l’eau et de la limonade à la noix de coco. Je me suis senti bien, j’ai bien dormi ce jour-là. Je perdais des forces, on perdait des forces ensemble.”
“Au fur et à mesure que vous progressez, vous trouvez des camps, où il n’y a que des Noirs qui veulent voyager. Parfois, les Libyens entrent, ils klaxonnent, ils sortent et vous menacent avec des armes. Ils demandent des Africains pour travailler. “Je veux 8 personnes”. Tout le monde reste là, parce qu’on est découragés. Tu ne sais pas quand tu pars, tu ne sais pas si en traversant la mer tu auras la survie ou si tu vas décéder. Ils viennent et te menacent. Personne ne répond et là ils tirent en l’air. Ça surprend tout le monde, les gens se lèvent. Ils disent “toi, toi, toi”. Ils pointent les personnes avec leur arme. Vous êtes obligés de les suivre. Vous montez dans la voiture. Il y a ceux qui sont partis comme ça, ils ne sont jamais revenus. Il y a ceux qui sont partis, ils ont travaillé, on leur a rien donné. Juste du pain avec du fromage. Il y a ceux qui sont partis, ils ont bossé et en revenant le soir, on leur a donné juste 10 dinars chacun. Ca ne dépassait jamais 10 dinars.”
“Moi, je n’ai jamais accepté de travailler en Libye, à cause de la peur de partir et de ne jamais revenir. J’évitais. Je fuyais. Dès qu’on klaxonne, dès qu’on ouvre le portail, tu pars dans un couloir, qu’ils ne puissent pas te voir. Quand un Libyen entrait dans la pièce où j’étais, je regardais ailleurs. S’il disait « tahal », ça veut dire « viens », moi je ne le regardais pas, je faisais comme si je n’avais pas compris, je faisais semblant de le suivre et je continuais de marcher. Ça me permettait de faire quelques pas et de faire un virage. Il y a deux personnes ici qui ont pris des balles aux pieds. Elles sont venues avec nous dans le bateau pneumatique.”
Quelques jours avant le départ Maximilien et Silvanie ont été emmenés dans un “bunker” sur la plage. “Avec des couvertures, on faisait notre carré. Le bunker était très bas. On se baissait pour se coucher par terre, raison pour laquelle on se retrouvait avec des puces. Ça démange. Ça avait commencé avant la plage. On a changé de vêtements ici, c’est bien. Mais ça continue de gratter, jusqu’au sang.”
“On a été programmés, déprogrammés (pour un départ, ndla) plusieurs fois. J’ai laissé mes chaussures à la plage, car on n’entre pas dans le « ballon » (canot pneumatique, ndla) avec des chaussures ou avec un pantalon. J’ai coupé mon pantalon au niveau du genou. Avant de partir, à Sabratah, j’ai ouvert une boîte de sardines, je n’avais pas assez de sous pour m’acheter une lame de rasoir. Je l’ai utilisée comme couteau. Marcher dans l’eau, ça transporte de l’eau dans le bateau. Si tout le monde fait ça, il y aura trop d’eau et de poids dans le bateau. De toute façon, les chaussures ne vous servent plus à rien dans le bateau. On n’avait plus d’affaires en arrivant sur la plage. On nous avait déjà tout pris”.
“Nous sommes partis dans la journée, sur un bateau en caoutchouc. On était plus de 100. Ça a dû durer environ 6 heures, mais je ne suis pas sûr. Personne n’avait de montre. Les personnes qui avaient des téléphones les avaient éteints. Moi j’étais assis à l’intérieur du bateau, je ne voyais rien de l’extérieur. Silvanie était assise à l’extérieur. Ceux qui étaient assis à l’extérieur lançaient des cris de joie quand ils ont vu les sauveteurs. C’est comme une victoire”.
“Moi, j’ai pleuré. J’ai beaucoup prié et remercié le Seigneur. Je ressentais une telle joie” explique à son tour Silvanie. Maximilien reprend la parole. “Je ne croyais pas que c’était vrai, je n’en revenais pas. Avant de les voir, j’avais la trouille. J’avais tellement peur, tellement peur. Mais on avait l’espoir. A Debdeb, on a pris 3 jours pour jeûner, juste pour nous, pour demander à Dieu de nous montrer notre voyage. J’étais prêt à dire à Silvanie qu’on allait rentrer. Le deuxième jour, quand je dormais, j’ai vu comment on flottait sur l’eau. Je voyais les vagues. Il n’y avait pas de risque, tout se passait bien. Le lendemain, j’ai fait le même rêve. Et puis à Sabratah, pendant une sieste, j’ai vu dans mes rêves des Blancs, qui demandaient à une des filles qui voyageaient avec nous, dans un canot : “s’il te plait, tends la main” et elle est arrivée sur le bateau de sauvetage. C’est là que j’ai compris qu’on allait y arriver, car c’était la même fille en vrai et dans le rêve. Quand j’en parle, j’ai la chair de poule”.
“Pendant la traversée, il y avait un autre canot, à une longue distance de nous. La planche à l’intérieur de leur bateau s’est cassée. Le canot s’est percé quelque temps après avoir quitté Sabratah. L’eau entrait. Mais ceux qui savaient n’ont rien dit pour ne pas créer la panique. Ils n’ont pas parlé et ont pris le risque. Ils nous l’ont dit après, quand on s’est retrouvés sur le bateau de sauvetage.”
Alors que l’Aquarius entre dans le port pour le débarquement, Maximilien et Silvanie achèvent leur récit. Le couple a retrouvé le sourire, ils sont enfin en sécurité. Mais ils n’ont plus rien. Pas même les photos de leurs trois enfants. “J’ai perdu ma carte mémoire quand je suis entré dans le bateau à cause de l’eau. J’avais leurs photos dedans.”
Témoignage recueilli par Laura Garel
Photo: Narciso Contreras.