Le 5 avril 2017, SOS MEDITERRANEE secourait 432 personnes en Méditerranée, dont une grande majorité d’origine marocaine. La plupart d’entre eux s’étaient rendus en Libye espérant y trouver des opportunités professionnelles et des salaires élevés. Mais tout ce qu’ils ont trouvé, s’est avéré être du travail forcé non rémunéré. Après le sauvetage, Sarah Hammerl, volontaire de SOS MEDITERRANEE a recueilli le témoignage de Sami* et de ses amis, encore traumatisés par le cauchemar vécu de l’autre côté de la Méditerranée.
Le 5 avril dernier, après des journées de mauvaise météo en Méditerranée, l’Aquarius effectuait plusieurs opérations de sauvetage, certaines en coopération avec les bateaux d’autres ONG. Parmi les 432 personnes secourues ce matin-là, la présence d’un groupe important de marocains a surpris les sauveteurs, plus habitués à secourir en mer des ressortissant de pays d’Afrique de l’Ouest ou de la corne de l’Afrique fuyant la Libye.
Le lendemain du sauvetage, alors que l’Aquarius fait route vers la Sicile, Sami*, 28 ans, originaire de Marrakesh me raconte comment lui et ses amis avaient quitté le Maroc, bernés par un compatriote qui leur avait un travail et de bons salaires s’ils venaient jusqu’à Sabratah, en Libye. A peine arrivé, des hommes armés lui ont confisqué son passeport pour l’empêcher de repartir en arrière. Puis il s’est retrouvé à travailler sans jamais recevoir d’autre salaire qu’un maigre repas, de l’eau et des cigarettes. « Avant d’y aller je n’avais aucune idée de ce à quoi ce pays pouvait ressembler. On m’avait promis un travail, à manger, et du coup je pensais que j’aurais pu envoyer une partie de l’argent à ma famille restée au pays. Mais aujourd’hui, avec le recul, je voudrais dire à tous ceux qui croient encore à ces promesses : si vous pouvez, ne venez pas en Libye ».
Dans sa fuite en Méditerranée, Sami a retrouvé plusieurs de ses amis tombés dans le même piège que lui en Libye. Infirmier de formation, il m’explique qu’il a travaillé un temps dans un hôpital et qu’il lui est arrivé de les soigner après qu’ils aient été battus jusqu’au sang voire torturés. En le voyant parler avec moi à bord de l’Aquarius, certains s’approche et prennent part à notre conversation, ajoutant, l’un après l’autre, leur propre témoignage, avec force détails, toujours plus scabreux. Après chacune de ces histoires, Sami se tourne vers moi. «Tu vois, c’est ça la Libye… foutue Libye ».
Sami a pourtant conscience qu’autour de lui, certains ont vécu encore pire que lui et ses amis marocains. « Si tu es noir en Libye et que tu refuses de travailler, ils t’amènent sur la côte, ils te tirent dessus, et abandonnent ton corps dans la mer. Tout le monde s’en fiche, personne ne sait où tu es, personne ne viendra te chercher. Tu disparais, c’est tout. » Il montre du doigt un de ses amis, originaire de Côte d’Ivoire, endormi dans sa couverture sur le pont de l’Aquarius. « Lui, par exemple, s’il avait fait la même chose en Libye, si quelqu’un l’avait vu comme ça, dormir en pleine journée, il aurait risqué de mourir ».
« En Libye si ton boss te dit d’aller quelque part, tu y vas. S’il te dit de dormir, tu dors. S’il te dit de travailler, tu travailles. S’il te dit de travailler et que tu refuses, il te coupe les mains, comme ça. Je les ai vu faire ça ! S’il te dit de ne pas parler et que tu parles, il t’emmène dans une maison, te conduit dans une des pièces de la maison et t’attache au plafond. Il ne te donne pas à manger, il fait froid, il te bat et tu restes toute la nuit comme ça. Si tu vois un de tes amis pendre comme ça au plafond et que tu supplies ton bourreau « ne faites pas ça, ne faites pas ça » tu risques juste de te faire pendre juste à côté de lui. C’est pour ça que personne ne va aller vers lui, personne ne va lui parler. Ton ami, lui, va rester là-bas, oublié de tous. »
Il poursuit. « Si nous étions en Libye là-maintenant, tu verrais que je travaille bien et tu voudrais que je t’appartienne. Tu irais voir mon patron, tu parlerais avec lui et tu lui demanderais : « Combien pour celui-ci? ». Tu lui donnerais de l’argent et tu me prendrais. J’irais partout avec toi. Comme ça, je deviendrais ton esclave ».
Sami et ses amis continuent de parler. Ils racontent comment en Libye il n’y a plus aujourd’hui de différence pour eux entre les citoyens normaux, la police, les agents de sécurité ou les gardes côtes. « J’ai vu des adolescents avec des pistolets. Ils tirent pour s’amuser. Ce ne sont pas des miliciens, pas des policiers, juste des gens normaux ». « Tu n’as pas le droit de parler avec eux. Si tu essayes, ils te tirent dessus. Et c’est normal. Tu n’est plus un être humain en Libye, tu es un étranger ». Je leur demande s’il n’y a pas une force de police qui puisse les aider, ils me rient au nez. « Tu sais, un jour ces hommes sont venus nous voir et nous ont dit « Donne nous ton sang ». Ils ont pris mon sang et l’ont venu à l’hôpital. Si tu es mort, ils prennent tes organes. Ton cœur, ton foie, et ils le vendent. J’ai vu ça à l’hôpital. Ces gens sont fous ! » poursuit Sami.
Il a passé un an et deux mois en Libye avant de pouvoir s’enfuir. « Je suis allé voir mon patron et je lui ai dit que ma mère était malade. Je lui ai demandé de me donner de l’argent pour ses médicaments. C’était la seule façon d’avoir les 2500 euros pour me payer la traversée. La Libye nous oblige à devenir tous menteurs ». Une nuit son contact l’a appelé et l’a emmené sur la plage. « Avant de monter sur les bateaux, un soldat de la marine est venu vers nous, a pointé son arme sur nous et nous a hurlé de lui donner nos téléphones et tout notre argent. Il disait que si nous ne le faisions pas il nous tirerait dessus et enverrait nos cadavres au Maroc. J’ai prié Allah pour que ce soit la dernière fois que je verrais la Libye. Puis nous avons pris la mer. Il fait noir, la nuit, c’est effrayant. Et tu n’as plus rien. Tu ne sais pas ce qu’il t’attend après, mais sais que tu devais par tous les moyens essayer de quitter la Libye ».
Notre conversation s’achève. Je le remercie de me m’avoir son témoignage et je lui souhaite bonne chance pour la suite. Il s’exclame une dernière fois « Ah, la Libye… En Libye, nous sommes un problème. Tu peux demander à tout le monde ici, ils te raconteront la même chose. Moi, je ne veux plus y penser, je veux oublier. La Libye, ce n’est pas un endroit pour vivre, la Libye, c’est juste bon pour les morts ».
*Le prénom a été changé pour préserver l’anonymat et la sécurité du témoin.
Texte et interview : Sarah Hammerl
Traduction et édition : Mathilde Auvillain
Photo : Patrick Bar