Un portrait

Une histoire

Roukaya*

Mauritanie

Pays d'origine

48 ANS

Âge

Avertissement 

Les éléments établis dans ces témoignages sont exclusivement tirés des propos tenus par les personnes rescapées secourues par nos équipes depuis 2016 et de nos observations en mer.

Certains récits de vie relatés ici comprennent des scènes d’une rare violence - torture, viol, extorsion, mise à mort et naufrage – qui sont très explicites. Nous préférons vous en avertir.

Les prénoms des personnes qui témoignent ont été modifiés pour préserver leur anonymat et leur sécurité.

De nombreuses organisations intergouvernementales comme le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) ou l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) ont amplement documenté et corroboré ces récits, notamment en ce qui concerne les violences – y compris sexuelles – subies lors du parcours migratoire, en Libye et en mer.

« Aujourd’hui, mes blessures sont guéries, mais elles me font encore mal. Mes cicatrices me rappellent la Libye et la traversée de la mer. » 
Ce témoignage a été recueilli à Marseille le 15 février 2024 à la demande de Roukaya* secourue par l’Aquarius en 2016. Tout au long de l’entretien, elle a beaucoup pleuré, s’est parfois arrêtée le temps de reprendre pied, mais a poursuivi son récit avec détermination. Elle qui a encore trois enfants au Sénégal désire avertir les jeunes Africain.e.s qui rêvent de s’exiler des dangers qui les guettent durant leur parcours migratoire, particulièrement en Libye et en mer. Elle souhaite également dire aux Européen.ne.s que les personnes qui quittent leur foyer le font par obligation, et rêve de faire tomber les préjugés et le racisme dont elle se dit parfois la cible depuis son arrivée sur le Vieux continent.

 

1989 – De la Mauritanie au Sénégal – Roukaya* a 13 ans 

Je m’appelle Roukaya* et je suis réfugiée. J’ai beaucoup voyagé. En 1989, j’ai quitté la Mauritanie pour me réfugier au Sénégal avec ma grand-mère. J’avais 13 ans quand nous avons fui ce pays : là-bas, même les militaires couchaient avec nous, c’était comme ça en Mauritanie. Ils ont couché avec moi et avec ma grand-mère.  

Au Sénégal, on nous a emmenées dans un camp de réfugié.e.s. Il y avait d’autres personnes réfugiées de Mauritanie. On habitait tous ensemble, dans ce camp. C’est là que je suis tombée enceinte. J’ai eu deux enfants avec l’un des réfugiés. Après il m’a laissée, il ne m’a pas recueillie. Je suis restée plusieurs années au Sénégal. J’ai deux fils et une fille qui sont toujours là-bas. Aujourd’hui, mes fils sont tous les deux pères de famille. Ma fille est plus petite. Depuis mon départ du Sénégal en 2012, je n’ai toujours pas revu mes enfants. Seulement avec Whats app 

 

2012 à 2015 – Du Sénégal à la Libye  

En 2012, je suis partie du Sénégal car quelqu’un m’a dit qu’il y avait du travail en Libye. Mais il n’y a pas de travail là-bas, tout ce qu’on m’a dit sur la Libye je ne l’ai pas vu. J’ai traversé le Mali, le Niger, le Bénin, puis l’Algérie. J’ai voyagé pendant plus d’un mois du Niger à la Libye. J’ai pris un camion, des bus… Ce sont des camions qui nous récupèrent sur la route et qui nous déposent en Libye.  

Sur le chemin, on voit des gens qui meurent de faim au bord de la route. On voit des cadavres qui ne sont pas enterrés. Quand tu meurs dans le camion, on jette ton corps et on continue la route sans toi. Il y avait même des enfants sur la route, dans le désert. Je ne sais pas combien de kilomètres j’ai fait…  Parfois des voitures s’arrêtaient, mais je ne comprenais pas car ils parlaient arabe, et je ne parle pas arabe. Je suis finalement arrivée en Libye en 2015. 

 

2015 – La Libye   

En Libye j’étais à Tripoli. On m’a proposé du travail. On m’a emmenée dans cette villa, je savais que je pouvais gérer le travail de maison. Mon patron m’avait installée dans le garage. Mais on m’a maltraitée. J’ai beaucoup souffert en Libye. Il n’y a pas une seule personne qui est passé par la Libye qui n’a pas souffert. D’autres personnes m’ont raconté leur histoire. Elles aussi, elles ont des blessures sur tout le corps.  

On peut entrer en Libye, mais on ne peut pas en sortir. La seule solution est de partir par la mer, mais ce n’est pas possible de repartir par là d’où on est venu. Les gens sont battus, tués, achetés… En Libye, ils m’ont torturée. Ils avaient tous des techniques de torture différentes.  

« Tout ce qu’un être humain peut voir, je l’ai vu. » 

Sur tout ce qu’on dit sur la Libye, il y a plus que ça. Il se passe des choses qu’on ne peut pas dire. Si quelqu’un veut coucher avec vous il le fait. Même les enfants le font. Comme si c’était un jeu. Un enfant, il n’avait même pas 14 ans, m’a obligée à coucher avec lui. Mon fils avait à peu près cet âge à ce moment-là. Ce sont les enfants qui ont fait ça. Ils étaient deux dans la voiture. Ils me menaçaient avec des armes pour que je vienne lui faire une fellation. Quand j’ai eu fini, ils ont pris une autre fille. L’autre fille était malienne. Moi je devais attendre. Quand elle avait terminé, c’était à nouveau mon tour. On me demandait ce que je faisais devant la voiture, mais on ne peut rien dire. 

En Libye, ils ne veulent pas que les femmes noires enfantent. Les femmes enceintes sont emmenées à l’hôpital pour avorter. Ce sont eux [les Libyens] qui couchent avec les femmes comme moi, mais ils ne veulent pas que les femmes africaines aient un enfant d’eux. Quand on est malade on ne le dit pas, on doit cacher son ventre pour ne pas montrer qu’on est enceinte. 

La nuit, même la journée, mon patron venait dans le garage pour jouer avec moi, pour coucher avec moi, alors que sa femme était là. Même son fils venait coucher avec moi. Quand je refusais, il prenait sa cigarette et il me brûlait. Il ne m’a jamais emmenée à l’hôpital, j’ai passé des mois avec ces blessures. C’était douloureux. Ça coulait, c’était enflé. Je ne sais pas si le père était au courant que son fils aussi venait me violer. Lorsque que je m’occupais de l’entretien de la maison, je n’ai jamais rien dit. Ils voyaient que j’étais mal, mais ils ne faisaient rien. Malgré mes blessures ils continuaient de coucher avec moi. Son fils était assez âgé. Dans le garage il y avait des armes. Quand je parlais il me frappait sur la tête avec les armes. J’ai encore la marque des blessures. [Roukaya* montre une bosse sur son crâne.] 

Je suis restée un an et demi en Libye et je ne suis jamais sortie à l’extérieur. Une seule fois je suis sortie avec mon patron pour aller au marché. Il est allé faire les courses et je suis restée dans la voiture. Pendant un an et demi je n’ai jamais vu son visage car il mettait quelque chose pour le cacher.  

 

2016 – La traversée – Roukaya* a 40 ans 

C’est le gardien de la maison qui m’a aidée à m’enfuir. Il m’a dit qu’il ferait tout pour me sortir de là. Un jour une voiture est venue me prendre. On est sorti sans bruit pendant la nuit et on est parti. On m’a emmenée dans une grande maison sur le bord de la mer. Il y avait plus de 1000 personnes à l’intérieur, même des enfants, mais personne ne parlait. On a ouvert la porte, on est entré sans bruit puis on a refermé derrière nous. On était comme des vaches enfermées. Lorsque les enfants voulaient parler, les parents leur mettaient la main devant la bouche pour les en empêcher. On ne devait pas crier. 

À un moment, les militaires ont fait une descente dans la maison. Ils ne nous ont pas tué.e.s, ils cherchaient les chefs. Comme les responsables s’étaient enfuis les militaires sont repartis.  Dans la maison où l’on se cachait, des Libyens nous ont violé.e.s. Nous avons passé trois jours là-bas. J’ai de très mauvais souvenirs de cette période. Un jour ils nous ont dit que nous devions partir. Ils ont fabriqué eux-mêmes « la pirogue ». Plus de 150 personnes sont montées dans cette embarcation. Des femmes et des enfants étaient présents.  

Ils m’ont poussée dans le bateau quand j’ai voulu monter à bord. Je suis tombée sur un clou qui a traversé le côté de ma fesse. Il y avait tellement de monde entassé qu’on ne pouvait pas bouger. Tous les jours passés en mer je suis restée assise sur ce clou, je ne pouvais pas bouger. Beaucoup de personnes se sont brulées avec l’eau de mer car elles étaient assises sur des bidons d’essence1. Même des femmes enceintes ont été brulées. On entendait les enfants crier, tout le monde criait. L’eau dans le bateau était rouge. Moi je saignais mais je ne pouvais pas bouger. Quelqu’un était allongé sur moi, je pensais qu’il dormait mais il était mort. 

Nous avons passé plus d’une semaine en mer. Nous étions perdu.e.s. On ne connaissait pas le chemin. Des femmes, des hommes et des enfants sont morts. Je pensais que ces personnes s’étaient endormies. Mais elles étaient toutes mortes. Une femme enceinte est décédée, elle ne faisait que vomir, elle ne supportait pas le voyage. Je n’ai rien mangé sur « la pirogue », si tu manges tu vomis. C’est l’odeur d’essence qu’on respirait qui nous faisait vomir.  

Après une semaine, les garde-côtes italiens nous ont récupéré.e.s, puis un grand bateau orange est venu pour nous sauver dans la mer. Ensuite, les cadavres ont été mis d’un côté du bateau, et nous étions de l’autre côté de la « grande pirogue ». Lorsqu’ils m’ont récupérée, je ne pouvais plus m’asseoir. Nous avons mis deux jours pour rejoindre la terre. On a passé deux jours avec les cadavres sur le bateau.  

 

2016 à 2024 – l’Italie et la France  

Quand je suis arrivée en Italie, ils ont soigné les blessures que j’avais à la tête, ils m’ont donné des médicaments, ils m’ont fait des radios. Pour les blessures sur mes fesses aussi ils m’ont donné un traitement. Je n’ai pas pu m’asseoir pendant plus d’un mois après ça.  Aujourd’hui, mes blessures sont guéries, mais elles me font encore mal. Mes cicatrices me rappellent la Libye et la traversée. En Italie je suis tombée malade. J’ai eu l’hépatite, je l’ai découvert à l’hôpital en Italie. Ils m’ont donné un traitement, mes blessures ont été bien soignées.  

Je voulais témoigner, je voulais sortir ces choses de moi. J’ai vécu des choses qui me dépassent, je ne réalise pas que j’ai vécu tout ça. Je n’en parle à personne ici, à part à mon docteur.  

En France je me sens en sécurité. Je n’ai pas peur. Mais parfois au travail, on me dit que je suis trop directe. Je ne peux pas mentir, c’est mon défaut. Un jour j’ai servi le café à un bénéficiaire, et il m’a traitée de nègre, il m’a dit que je puais. Je ne pouvais pas entendre ça. Je ne pouvais pas me laisser faire. Là-bas, en Libye, il n’y avait pas de lois. Mais ici, je ne dois pas accepter que quelqu’un vienne m’agresser parce que je suis noire. Je sais que je suis noire.  Je vis à Marseille, j’ai une grande chambre où je peux cuisiner. Mais bientôt, je voudrais avoir ma propre boutique, travailler dans le commerce, vendre des produits africains. C’est mon rêve. 

 Lire l’interview de Marie Lépine, psychiatre, sur les séquelles post traumatiques

 

* Roukaya est un prénom d’emprunt afin de conserver son anonymat.  

Crédit de la photo d’illustration en haut de page : Laurin Schmid / SOS MEDITERRANEE 

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