Pas de trêve hivernale pour l’Aquarius, qui continue de patrouiller sans relâche au large des côtes libyennes. En tout 1143 hommes, femmes et enfants ont été secourues par les équipes de SOS MEDITERRANEE sur le seul mois de décembre 2017. Certains ont été poussés en mer le jour de Noël malgré une mer démontée et un froid glacial… sans doute d’autres n’ont pas eu la chance d’être secourus.
Comme une gifle, en pleine nuit, une vague plus haute et plus violente que les autres s’est écrasée sur le flanc de l’Aquarius faisant trembler toute la carcasse du bateau qui approchait des côtes siciliennes avec 373 naufragés à son bord, secourus en pleine mer le lendemain de Noël.
Quand la fureur de la mer se déchaîne sur l’Aquarius
Là, sur ce pont arrière de l’Aquarius, où la veille l’équipage échangeait bons vœux et petits cadeaux fabriqués et enveloppés avec les moyens du bord, les dizaines de naufragés furent réveillés brutalement par l’eau qui entrait dans leurs sacs de survie en plastique, trempait leurs couvertures et leurs survêtements. Dans le froid de l’hiver, au milieu de la Méditerranée, il a fallu les rhabiller, à la hâte, l’hypothermie guettait. Le vent soufflait en rafales, les vagues balayaient le pont. Vêtements et couvertures n’auraient jamais séché.
Sur la passerelle, le capitaine informa le centre de coordination des secours en mer de la dégradation des conditions météorologiques qui mettait en péril la sûreté des naufragés qu’il avait pour mission d’accompagner en lieu sûr et prit à la hâte la décision de changer de route, pour trouver un abri le long des côtes siciliennes. Sur le pont arrière les volontaires de SOS MEDITERRANEE et de MSF organisèrent une chaîne pour distribuer vêtements secs, couvertures et sacs de survie. Un hébergement d’urgence fut mis en place pour des mineurs voyageant seuls, de jeunes garçons d’à peine 12 ou 14 ans qui se blottirent les uns contre les autres à l’abri du vent dans la « green room » du bateau, d’ordinaire réservée à la préparation des repas et du thé chaud.
Des blessures psychiques qui ressurgissent
Un jeune homme fut accompagné d’urgence à la clinique : il s’était installé dans un coin abrité mais il a glissé et s’est blessé à la tête. Un autre s’est cassé les doigts dans une porte qui avait claqué brusquement sous l’effet de la houle. En arpentant le shelter (refuge, réservé aux femmes) pour distribuer un morceau de pain et un paquet de biscuits énergétiques, mon pied frôla celui d’une femme qui se réveilla en sursaut, terrorisée. Dans ses yeux, on pouvait percevoir l’angoisse et cet état de qui-vive permanent dans lequel elle vivait depuis des semaines.
On aurait voulu éviter ces flash-back terrifiants, ce réveil brutal, ces nouvelles blessures à ces 373 hommes, femmes et enfants qui avaient subi pendant des mois viols, traitements indignes, tortures et brutalités quotidiennes. Ils étaient certes désormais en sécurité, loin des camps libyens, à bord de l’Aquarius qui faisait route vers le nord en direction d’un port sûr en Sicile, mais le voyage semé d’embûches était loin d’être terminé et les vagues remuaient encore les mauvais souvenirs.
Quelques heures plus tard, le soleil se leva, la houle avait diminué. Sur les ponts extérieurs, les couvertures de survie dorées chiffonnées volaient au vent. Des cordages tendus par les marins de l’équipe de sauvetage servaient de rampe d’urgence pour la distribution du petit déjeuner. Certains « hôtes » de ce lendemain de Noël restaient cependant recroquevillés dans leur abri de fortune, sans appétit, terrassés par le mal de mer. Quant aux femmes, dans la touffeur du « shelter »,elles se saisissaient des biscuits énergétiques et les mettaient de côté pour leurs enfants, qui jouaient entre eux, nuée de petits somaliens, marocains, pakistanais, se partageant les quelques jouets et s’inventant un autre monde.
Une jeune somalienne, qui semblait n’avoir pas plus d’une vingtaine d’années, donnait patiemment le sein à son bébé. Son corps était couvert de cicatrices, stigmates des violences subies en Libye. La peau du nouveau-né d’à peine deux mois était craquelée et couverte de pustules, symptômes d’une des affections les plus fréquentes traitées par le personnel médical de Médecins Sans Frontières : la gale.
Recrudescence de gale : le surpeuplement dans les centres de détention en cause
« Ce n’est pas normal de voir des bébés qui ont la gale » précise une des infirmières embarquées, expliquant que cela signifie que ces nouveaux nés se trouvaient sans aucun doute dans les mêmes centres de détention que les adultes et que leurs mères n’ont pas eu accès à des soins médicaux de base. « Cette année nous avons relevé une augmentation significative, notamment depuis le mois d’octobre, des cas de pathologies dermatologiques comme la gale. 40% des consultations menées à bord étaient pour des cas de gale, témoin du manque d’hygiène avant le départ ». Une aggravation de la situation sanitaire qui semble directement liée au surpeuplement des centres de détention en Libye depuis cet été. « La malnutrition rend aussi les personnes plus vulnérables à la propagation de la gale sur le corps des enfants et des adultes » explique Marco, médecin chez MSF. « La malnutrition et la déshydratation, affaiblissent les défenses immunitaires et contribuent à une propagation plus rapide du parasite » poursuit-il.
La gale nécessite un traitement à long terme et ne peut pas être soignée à bord du bateau. Malgré une augmentation du nombre de cas ces derniers mois, cette pathologie ne constitue pas une situation d’urgence pour l’équipe médicale à bord qui redoute en revanche beaucoup plus des cas d’hypothermie massive. Au cœur de l’hiver, l’eau de mer ne dépasse pas les 13 degrés, voire moins, une personne qui tomberait à l’eau en pleine mer verrait alors ses chances de survie diminuer de plusieurs minutes. A bord des canots, le vent, la déshydratation, la malnutrition et l’épuisement général des naufragés accroissent le risque d’hypothermie.
« Nous sommes restés des heures comme ça, avec nos habits mouillés, dans la nuit et le froid, sans eau, sans rien à manger. »
« Pour rejoindre le canot et embarquer dessus, les passeurs nous ont fait entrer dans l’eau jusqu’à la taille. On portait les enfants à bout de bras au-dessus de nos têtes, certains étaient terrorisés à la vue de l’eau. Une fois dans le canot, il faisait nuit, il y avait du vent, il faisait très froid. Nous sommes restés des heures comme ça, avec nos habits mouillés, dans la nuit et le froid, sans eau, sans rien à manger. Le passeur nous a suivi pendant quelque temps, puis il a pris le moteur, il est parti en disant qu’il allait revenir. Nous avons attendu des heures, mais il n’est jamais revenu. Et c’est là que nous avons été sauvés » raconte un Erythréen de 28 ans accueilli à bord de l’Aquarius le 26 décembre suite à un transfert depuis un bateau de la marine espagnole.
Malgré le risque important en hiver, les cas d’hypothermie grave restent rares à bord de l’Aquarius, en partie parce que l’équipe de sauveteurs est préparée et entraînée constamment aux gestes d’urgence pour prévenir l’aggravation de cas d’hypothermie légère : distribuer des habits secs, des couvertures, de l’eau chaude et des biscuits énergétiques, expliquer comment utiliser une couverture de survie et assister le personnel médical pour les cas les plus sérieux. Hiver comme été, la météo est un paramètre déterminant pour la navigation en mer. Mais en hiver elle devient un véritable défi pour les sauveteurs en Méditerranée centrale, où le temps peut changer très rapidement, rendant la situation encore plus imprévisible et la préparation à toutes les éventualités encore plus essentielle.
« Nous ne nous attendions pas à ce qu’il y ait des opérations de sauvetage le 25 décembre, car le vent s’était levé dans la soirée et il semblait déjà bien trop périlleux, pour ces canots impropres à la navigation, de tenter ce voyage déjà extrêmement dangereux en soi. Et pourtant, des personnes ont été poussées en mer, le jour de Noël ! Et si ces personnes ont pris ce risque, certains avec leur famille, c’est qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de fuir la Libye par la mer » a révélé Klaus Merkle, l’actuel coordinateur des secours à bord de l’Aquarius, qui a fait ses premières campagnes avec SOS MEDITERRANEER en janvier 2017.
La mort plutôt que la Libye
En mer, le lendemain de Noël ressemblait tristement à un jour comme les autres. Le contraste entre les « vœux de paix » qui nous arrivaient au goutte à goutte, la télévision qui retransmettait des images de célébrations dans le monde, et ces 373 personnes qui grelottaient de froid et d’angoisse, emmitouflées dans leurs couvertures au milieu de la Méditerranée, opposaient deux réalités si extrêmes…
Un jeune malien se réveilla avec les premiers rayons de soleil, pour la première fois depuis des mois, malgré la houle, malgré le froid, il avait bien dormi. « Dans la prison où on était en Libye, on ne pouvait pas dormir, on restait debout assis sans dormir, pas de toilette, on ne nous donnait pas à manger. Il y a des frères qui sont tombés malades. Pourquoi font-ils ça ? Si on veut quitter leur territoire pourquoi ne nous aident-ils pas le quitter ? Pourquoi les Libyens interceptent-ils nos zodiacs dans les eaux internationales ? Mes frères disent que mieux vaut se noyer dans l’eau que d’être renvoyé dans les prisons libyennes. Mieux vaut se noyer que d’être arrêté par la marine libyenne. II faut aller chercher les frères en Libye, la Libye n’est pas bonne, c’est comme si on était en train de revivre l’esclavage. Tu passes en Libye, tu es traumatisé » disait-il. En racontant comment il avait été intercepté par les garde-côtes libyens dans les eaux internationales quelques semaines plus tôt, puis jeté en prison de nouveau puis revendu à des trafiquants, ce jeune malien tirait, sans le savoir, un bilan sombre des politiques migratoires européennes mises en œuvre au cours de l’année.
Là où quelques heures plus tôt, nous partagions le repas de Noël en plein air avec l’équipage, d’autres naufragés, enveloppés dans leurs couvertures se racontent. « Nous les Erythréens », expliqua l’un d’eux, « le 25 décembre nous l’appelons le ‘Noël italien’. Cela remonte à l’époque où l’Italie avait colonisé l’Érythrée. C’est peut-être parce que nous sommes partis le jour du Noël italien que nous avons eu de la chance et que nous avons été sauvés ! Si nous arrivons à temps, nous pourrons fêter le Noël érythréen, en Italie ! » se réjouissait-il en voyant la silhouette enneigée de l’Etna se dessiner à l’horizon, alors que l’Aquarius entrait dans le port glacial d’Augusta pour le débarquement de ses 373 passagers.
Texte : Mathilde Auvillain
Photo : Federica Mameli