23 Janvier.
Depuis l’évacuation sanitaire de Nadine nous sommes maintenant en compagnie de 373 rescapés à bord de l’Ocean Viking.
Les journées sont infinies. Et si les rescapés se sentent en confiance et en sécurité, l’équipe elle, passe par mille émotions.
La nuit est tombée, la mer est profondément sombre, comme une immense toile noire striée de vagues, rivalisant de force en combat d’écumes. J’imagine ce petit point lumineux, fier Viking naviguant au milieu de la Méditerranée, avec son équipage et ses rescapés entassés. Lueur d’espoir dans la nuit noire.
Guinéens, Maliens, Soudanais, Camerounais, Ivoiriens, Sierra léonais, Nigérians, Ghanéens, Burkinabés, Égyptiens, Sénégalais, Somaliens, Togolais, Ethiopiens, Gambiens, Centrafricains, Syrien, Congolais, Italiens, Français, Irlandais, Libanais, Algérien, Allemands, Anglais, Hollandais, Belge, Bretons. Il y a toujours des bretons.
Je retrouve une partie de l’équipe dans le coin fumeur, sous la passerelle à l’avant du navire.
« Best Bar in Town! »
Ça rigole mais ça picole pas. Le bateau est un dry ship, on ne plaisante pas avec ça. Et pas sûr que ça aide dans ces moments-là. Le café lui se sert à toute heure. Et si ça empêche de dormir, tant mieux.
Mat’, Anna, Karim et Caterina sont là, dans la douce lumière offerte par les reflets des rafts orangées. Compagnons de secours jouissant eux aussi d’un repos bien mérité. Une grande partie des rescapés est francophone. L’équipe médicale des 4 héroïnes en est presque dépourvue, hormis Ophélie, la Belge rigolote de service. Je propose mes services de traducteur à Caterina, pour alléger un peu leur fardeau lors des consultations.
Caterina a de faux airs d’Isabella Rossellini. Mais ce soir ses traits sont marqués à l’encre de la nuit.
« J’ai principalement des femmes avec des histoires très, très intimes. Ce n’est pas possible que tu sois présent en tant qu’homme. » Elle marque un silence. Pesant.
« J’entends tellement d’histoires. Je ne peux pas en parler. Le secret médical. Mais c’est… » Des larmes. Tout le monde baisse les yeux vers le sol. Qui n’apporte aucune réponse. Il n’y a pas de réponse. Seulement l’imaginaire qui fait son chemin. Bouleversant. Des larmes se mélangent à la mélancolie de ses yeux. Un tableau dramatique. « Je suis faible. C’est inimaginable ce qu’elles me racontent. Ce qu’elles ont subi en Libye. Je dois tenir. Mais je suis faible. C’est terrible. Je ne sais pas comment je vais sortir de là. » Silence. Regard. Sol. Mes yeux se relèvent vers les siens. Tout son corps tremble. Elle me sourit en tirant sur sa cigarette. Un écran de fumée dans une salle obscure. « C’est gentil d’avoir proposé en tous cas. » Les vagues d’émotions sont continues et semblent naviguer au gré des mouvements de la mer. Elles ne s’arrêtent pas en quittant les embarcations. Leur sécurité apparente n’efface pas les histoires, les tragédies traversées. Nous ne sommes pas préparés à cela, personne ne peut l’être. Le chemin sera long. Pour tous.
La nuit se prolonge. Tout le monde dort malgré le froid. Je me pose sur le pont qui ressemble à une immense rivière orange. Constituée de corps entassés. Blottis sous les couvertures de survie. Infranchissable. Erik et Riad sont de surveillance pour la nuit. Je reste en bordure de rivière avec eux. En observation. Sous chaque couverture se trouve un corps, une histoire, une vie. La houle est plus forte que jamais. Le navire vacille. Comme nos émotions. Le froid lui, s’infiltre partout. Un immense besoin de chaleur et de réconfort. Erik me regarde dessiner. « Amazing! Amazing! » Besoin de contrebalancer. Salutaire envolée. L’expérience des grands hommes. Savoir à quel moment appuyer.
Riad, le médiateur, vient me parler. Toute la journée il écoute. Il parle. À tous les rescapés. Il est le lien sur le navire. En français. En anglais. En italien. En arabe. Il a toujours une histoire à raconter. Et il sait lesquelles choisir pour nous remonter.
« J’ai eu une belle histoire aujourd’hui. Il y avait une femme qui était dans le premier bateau en détresse. Celui que les garde-côtes libyens ont intercepté, une demi-heure avant notre arrivée le premier jour. Celui de la fumée noire. Elle était enceinte de deux mois. Elle a été ramenée en prison. Un homme l’a vu se faire malmener, frapper, le soir même. Il l’a pris en pitié. Il avait deux balles dans la jambe. Pour les Libyens il n’était plus d’aucune utilité. Il pouvait donc payer et partir. Le départ était prévu dès que possible. Il a dit que c’était sa femme. Juste pour la sauver. Dans la nuit suivante, ils ont pu à nouveau embarquer. Aujourd’hui ils sont là. Lui avec sa jambe dans le plâtre. Elle sans son bébé. Mais vivants et en sécurité. Lui c’est un héros ! Je lui ai dit. Il m’a dit que c’était rien. Rien. »
Nous regardons la rivière devant nous, nous ne savons pas sous quelle couverture ils peuvent être cachés. Côte à côte ou disséminés. Sur ce pont les héros ne manquent pas. Nous prenons le temps de les contempler.