« Tenez-vous prêts pour le sauvetage, tenez-vous prêts pour le sauvetage ! »
Christine, responsable de l’équipe médicale à bord, a décidé de tenir un carnet de bord relatant son expérience sur l’Ocean Viking. Lorsqu’elle a un instant – chose rare -, elle y consigne ses réflexions et ses observations.
Le 30 janvier 2021
Chaque fois qu’un bateau en détresse est aperçu depuis la passerelle de l’Ocean Viking, c’est le message que l’on entend sur nos radios portables. « A tout l’équipage, à tout l’équipage, tenez-vous prêts pour le sauvetage, tenez-vous prêts pour le sauvetage! ». A ce signal, on doit être extrêmement rapide, surtout l’équipe de recherche et de sauvetage, car chaque minute compte. En ce qui nous concerne, au sein de l’équipe médicale, nous devons avoir tout préparé pour recevoir les rescapé.e.s à bord et surtout pour éventuellement réanimer les personnes qui ont failli se noyer.
Mais revenons quelques jours en arrière, entre le 20 et le 29 janvier.
Le 20 janvier, un appel de détresse nous parvient. Une embarcation est en péril en mer, mais avant qu’on puisse l’atteindre, elle est interceptée par les garde-côtes libyens. Quelle déconvenue ! Les personnes naufragées sont ramenées dans le pays qu’elles ont fui pour échapper à la torture, à l’emprisonnement et à la violence qu’elles nous relatent.
Le lendemain matin, le 21 janvier, nous sommes informé.e.s par l’ONG « Alarm Phone » qu’une embarcation en détresse se trouve à une dizaine de milles nautiques de notre position, avec environ 120 personnes à son bord. A midi, les 119 survivants sont en sécurité sur l’Ocean Viking. Heureusement, aucun d’entre eux n’est dans une situation sanitaire critique. Parmi les rescapé.e.s se trouve une petite fille qui est née le 17 décembre dernier. Elle est de bonne humeur, malgré les circonstances difficiles.
Crédit photo : Fabian Mondi / SOS MEDITERRANEE
Luisa, la coordinatrice italienne de l’équipe de recherche et de sauvetage, demande un lieu sûr pour débarquer. Mais d’autres SOS nous parviennent. Le lendemain, en effet, nous sommes réveillés à 5h07 du matin exactement. En l’espace d’une journée, nous voilà avec un total de trois embarcations en détresse, dont l’une est repérée directement depuis la passerelle de l’Ocean Viking. Sur la dernière d’entre elles, plusieurs personnes sautent par-dessus bord pendant le sauvetage. Plusieurs des personnes secourues dégagent une forte odeur de carburant. Leurs vêtements imbibés d’essence peuvent provoquer des brûlures sur la peau lorsque le carburant se mélange à l’eau salée. Beaucoup ont aussi inhalé de l’essence, ce qui rend les esprits confus et craintifs.
Ce sont 373 vies qui sont sauvées en deux jours. Chaque personne que nous secourons porte sa propre histoire, ses difficultés, ses soucis mais également ses rêves. Nous éprouvons beaucoup de gratitude et de soulagement, mais aussi un épuisement et une douleur indicibles. Parmi les personnes rescapées durant cette mission, on dénombre beaucoup de femmes, d’enfants et de jeunes mineurs non accompagnés.
Plusieurs femmes ont choisi de nous parler des violences sexuelles qu’elles ont subies en Libye. Quelle douleur et quel traumatisme ! Je ne saurais pas comment continuer à vivre avec un tel trauma mental. Et pourtant, elles s’en sortent. Peut-être parce qu’elles veulent continuer à vivre pour leurs enfants. Ou parce qu’elles ne veulent pas laisser leur passé prendre le dessus.
Crédit photo : Fabian Mondi / SOS MEDITERRANEE
Quatre femmes enceintes sont à bord, dont l’une, Nadine, mettrait sa santé en danger en accouchant sur le navire. Je suis heureuse qu’Hannah, une sage-femme australienne très expérimentée, fasse partie de l’équipe. Ensemble, nous décidons de demander l’évacuation de Nadine, une mesure de précaution mais urgente, car elle peut entrer en travail à tout moment. Trois heures après avoir envoyé la demande d’évacuation médicale aux autorités compétentes, Nadine est prise en charge par les garde-côtes italiens et emmenée à Lampedusa. Ça a été rapide ! Malheureusement, elle n’a pas de téléphone et nous ne saurons pas ce qui lui arrivera par la suite, mais elle a appris par cœur le numéro de téléphone de son mari resté en Libye pour pouvoir l’informer. Avec un peu de chance, tôt ou tard, ils pourront être réunis.
Heureusement, les personnes rescapées ne passeront que quelques jours à bord. Pendant ce temps, nous essayons d’organiser leur routine quotidienne. Certains hommes doivent dormir sur le pont, à l’extérieur des conteneurs (ce que l’on appelle les « abris ») et c’est difficile, mais cela ne créé pas de tension entre eux. Notre but est que tout le monde reçoive la même qualité de soins, mais quand il y a autant de monde à bord, il faut faire des compromis. Les enfants sont de bonne humeur et jouent sur le pont.
Crédit photo : Fabian Mondi / SOS MEDITERRANEE
Nous avons beaucoup à faire au sein de notre mini-hôpital, mais nous réussissons à octroyer du temps aux cas les plus graves. Nous étions inquiètes pour un garçon de cinq ans, dont nous n’arrivions pas à contrôler les vomissements. Beaucoup de personnes secourues ont le mal de mer quand le temps se dégrade, beaucoup ressentent des douleurs à différentes parties du corps, c’est sans doute en partie psychosomatique. Un adolescent a une blessure à la jambe et de multiples fractures suite à son évasion d’un centre de détention. Un jeune homme a une blessure par balle subir en Libye, elle est extrêmement infectée et mettra sûrement longtemps à guérir.
Le 24 janvier – un dimanche spécial – la bonne nouvelle nous parvient : un lieu sûr de débarquement nous est attribué en Italie ! Tout le monde est soulagé. D’autant plus que les conditions météo sont très mauvaises et que le pont est constamment submergé par les vagues, même là où les gens dorment. Quand nous partageons la nouvelle avec les rescapés, la joie est immense. Tout le monde crie, chante et danse. Nous avons réussi, enfin !
Crédit photo : Fabian Mondi / SOS MEDITERRANEE
Mais il va falloir du temps pour débarquer tous ces gens : le lundi après-midi, une équipe de la Croix-Rouge et des autorités sanitaires monte à bord. L’ensemble des personnes rescapées et de l’équipage est testé pour la Covid-19. On respire à nouveau : tous les tests sont négatifs ! Cependant, seulement 111 personnes pourront quitter le bateau ce jour-là. Les adultes rescapés sont emmenés sur un ferry pour passer une dizaine de jours en quarantaine. Cela nous fait bizarre de ne pas savoir ce qui les attend. Mais au moins nous avons pu être là à un moment très difficile de leur vie.
Quand j’ai écrit mon premier carnet il y a deux semaines, j’imaginais que j’allais pouvoir reprendre le cours de mes réflexions dès que de nouveaux rescapés monteraient à bord. C’était illusoire ! C’était tout bonnement impossible, nous n’avions pas une minute à nous.
En ce moment, nous nous trouvons dans le port d’Augusta en Italie. Après un jour de congé bien mérité, nous préparons maintenant le bateau pour la prochaine mission.
Lire les Carnets de sauvetage de Christine
Carnet #1 «Je suis reconnaissante de pouvoir être là, de pouvoir être utile dans cette terrible situation.»
Carnet #2 «Tenez-vous prêts pour le sauvetage, tenez-vous prêts pour le sauvetage!»
Carnet #3 «Joyce*, une femme enceinte, présentait un état général médiocre qui exigeait une prise en charge rapide en soins intensifs.»
Et Le Portrait de Christine