23 janvier.
Les rescapés sont tous à bord. 374 personnes. Nous ne savons pas encore combien de femmes et d‘enfants parmi eux. Ils sont maintenant tellement nombreux.
Tout est fait pour qu’ils se sentent en sécurité à bord. Repas. Couvertures. Vêtements propres. Sourires. Soins. Discussions. Confessions. Pour 374 personnes. Réclamant chacune une attention particulière. Unique et démultipliée. Mais qu’il faut d’abord gérer en ensemble. Pour le bien de tous. Et éviter tout débordement. Nous sommes 24 personnes à nous occuper de tout. C’est peu. C’est beaucoup. Le temps ne compte plus. Chaque minute bien plus.
Je traverse le pont au milieu de ces centaines de regards. La plupart rieurs et confiants derrière leurs masques. Certains hagards. Des enfants courent entre les corps alanguis sous les couvertures de survie. Innombrables. Comme autant d’histoires enfouies. Les enfants jouent. S’amusent de tout. Ils ont laissé derrière eux la peur et la tristesse effroyable de la veille. Les adultes nous aident. Ils font partie du navire. De son équilibre. La vie s’organise. Les équipes tentent de suivre les plans de préparation. Se réajustent. Le temps se démultiplie. Le vent, lui, a grossi, rendant la navigation de l’Ocean Viking assez houleuse. Les cachets anti-vomissements sont les bonbons de fin de repas des survivants. Ils s’habitueront. Ils s’habituent à tout. Depuis trop longtemps. Hassan, le sauveteur égyptien ayant connu une traversée similaire 6 ans auparavant, avant de faire de ce métier le sien, le sait bien. Il a repeint un panneau sur le pont quelques jours plus avant. « You are safe ». Vous êtes en sécurité. C’est le plus important.
Nous sommes au large de Lampedusa. Remontant plus au nord de la Méditerranée. En quête d’un port de sûreté pour les rescapés. Déjà demandé quatre fois par Luisa. Sans réponse positive pour l’instant. Une autre requête urgente a été formulée par l’équipe médicale et Caterina, auprès des autorités italiennes. Une femme enceinte de 8 mois, Nadine, doit être évacuée d’urgence (« Medevac »). Pour sa santé. En moins d’une heure, une réponse favorable nous est retournée. Une bonne nouvelle et un signe positif. Même si rien n’est jamais certain. Un bateau des garde-côtes italiens doit arriver dans 30 minutes. Sur le bateau où nous avons récupéré tous les enfants la veille – appelé Kindergarden entre nous – j’avais vu une femme qui semblait porter un bébé. Le déplacement délicatement maladroit de son corps trahissait son état. Les traits de son visage étaient beaux et fins malgré la douleur. Il me reste peu de temps pour la dessiner. Sans doute pas assez pour la raconter. Juste assez pour la rencontrer. Je fonce à l’hôpital de bord. Caterina est à ses côtés. La jeune femme est assise sur le lit d’hôpital. Un gros ventre rond se dessine sous son survêtement noir. Brillant des reflets de la lumière du plafond. Comme un soleil radieux. Des rajouts violets encerclent harmonieusement son visage aux couleurs d’ébène. Je m’assois en face d’elle. Elle est sereine. Apaisée. Je ne semble aucunement la déranger. Je sors mon carnet. L’image du secours me revient. Sa détresse. Sa peur. L’effroi. En une journée, tout a changé. Son état. Son avenir. Nejma, la journaliste de Mediapart, à bord avec moi, vient lui poser les questions de routine. Nadine raconte son parcours, la prison quittée deux jours plus tôt en Libye, son mari encore là-bas, qu’elle espère bientôt retrouver. Tout est trop rapide. Le temps est plus à l’émotion, aux adieux joyeux. Nous nous remémorons le bateau. Nous nous sourions. Nadine prend le temps de remercier chaque membre de l’équipe alentour, de dire au revoir à ses compagnes et compagnons de traversée, aux enfants. Tranquillement. Sans hâte. Elle est la première à quitter le navire. L’émotion nous envahit comme une première vague. Le bateau des garde-côtes italiens est en approche. Christine, la cheffe médicale, sert fort la main de Nadine, assise sur le banc, à deux pas du débarquement. Ce lien ne se brisera pas. De chaque côté.
Les arrivées comme les départs sont uniques. De beauté et de tristesse. Il n’y pas de généralités. Pas de chiffres. Simplement des histoires humaines qui transcendent tout. Traverse tout. Le bébé ne s’en souviendra pas. Nul doute que sa maman lui racontera tout.