Carnets d’Hippolyte, BD reporter à bord de l’Ocean Viking, épisode 33 – Des doigts d’oiseaux

23 janvier 

Entre le 21 janvier à 8h30 et le 22 janvier à 22h, l’Ocean Viking a effectué trois opérations de secours. Sur quatre embarcations en détresse. De jour. Au lever de soleil. Et au couchant. Pour finir dans la nuit. Recueillant 374 rescapés. Des hommes. Des femmes. Des enfants. Des bébés. Et deux femmes enceintes. Une folie. 

Impressions. 

Je ne sais plus quand tout cela a commencé. Quel jour. Combien de jours. Combien de nuits. De nuits qui se transforment en jours. De repas, censés marquer le temps à bord du navire, manqués. Combien de personnes. Combien de femmes. Combien d’enfants. De bébés. Je ne sais plus. Les choses débordent. Comme les émotions. La joie. La tristesse. La détresse. Les histoires. Les images. Des centaines. Des milliers d’images. D’instants. Des secondes. Essentielles. Historiques pour chacun. Ces passages de l’enfer à l’espoir. Par centaines. D’une embarcation à une autre. Des regards qui me fixent. Hagards. Heureux. Vides. Des bras qui appellent. Des mains qui se tendent. Des corps en sursis. Qui n’en peuvent plus d’attendre. Se jettent à la mer vers nous. S’effondrent sur le bateau d’intervention de secours. Sur le pont de l’Ocean Viking. Devant moi. S’accrochent à mon bras. Tombent contre moi. Corps trempés. Os. Muscles. Odeurs de fuel. De sueur. D’effroi.  De joie. Déshabillés. Montagnes d’habits. Partout. Montagnes de gilets orange. Sauvés. Des enfants qui crient. Qui courent. Qui jouent. Je ne sais plus. Chacun de ces instants est gravé. Chacun de ces moments est unique. Historique. Chacune de ses vies a basculé. Sans se noyer. Trois sauvetages en quarante-huit heures. Quatre embarcations. 374 personnes annonce-t-on. Les chiffres ne disent rien. Une seule histoire est une victoire. Là, c’est un raz-de-marée. Quelles vies ? Quelles histoires ? Quels parcours ? Des mots reviennent sans cesse. La Libye. La Libye. La Libye. La Libye c’est fini. La torture. La prison. Les viols. L’enfer. L’enfer. L’enfer. Merci. Merci. On a beaucoup prié. Nos amis sont morts. Disparus. On ne sait pas. Plusieurs tentatives. Une fois. Deux fois. Trois fois. Payer encore. La torture. La famille. Des mois. Des années d’espoir.  

Mes doigts tentaient de contenir tout ce flot. De tenir mon crayon pour l’écrire. D’appuyer sur l’obturateur de mon Leica. De dessiner l’instant. Arrêter l’histoire en cours devant moi. Capturer la liberté. Stopper l’émotion.  

Mes mains elles attrapaient. Tenaient. Réconfortaient. Aidaient. Toutes entières. Le reste n’avait plus de sens. 

8h du matin. Hier. Une embarcation en détresse au lever du jour. Beaucoup d’enfants. Un bébé s’élève. Une fille d’un mois. Tendue vers le ciel par un homme. Vers nous. Elle passe au-dessus de l’eau. Entre deux bateaux. Entre deux mondes. Vers Tanguy et Mimi. Vers Hassan qui la tient d’une main. Vers le ciel. Vers moi. Je suis seul au fond du bateau avec Rocco, le pilote. Ses mains sont prises par la manœuvre. Pour maintenir ce pont entre deux rives. À bonne distance. Mes mains seront son landau. Mes bras son berceau. Ce petit corps. Ce visage entouré d’un gilet de sauvetage trop grand pour elle. Lui dessinant une auréole orangée. D’autres enfants passent le pont suspendu. Les uns après les autres. Je n’ai qu’une main pour tenir le bébé. Une autre pour attraper les nouveaux rescapés. Les placer. Les asseoir. Mes yeux et ma voix pour les rassurer. Tenter d’apaiser leurs cris. Leurs larmes. Leur détresse. Leur peur. Le flot d’enfants semble ne plus s’arrêter. Il faut leur trouver une place. Au centre du bateau. Assis. Loin des bords. Ordonner aux plus grands de tenir les petits. Je n’arrive plus à les compter. Les chiffres n’ont aucun sens. Je voudrais tous les tenir dans mes bras. Mais l’urgence n’est pas là. Je regarde le bébé au creux de moi. C’est le seul apaisé du bateau. Il me réconforte. Les larmes montent en moi. Le flot traverse mes yeux. Je dois tenir. Le tenir. Ma tristesse n’est rien. Leur détresse est infinie. Pour une fois je ne peux me cacher derrière une caméra ou un crayon. Il n’y a plus de filtres. La lumière m’éblouit et me brûle les yeux. Chaque seconde est une heure. Une fois tous les enfants à bord, il faut distribuer les gilets de sauvetage aux adultes, à bord de l’embarcation en détresse. Un drame peut arriver à n’importe quel moment. Il faut sécuriser tout le monde. Les hommes. Les femmes. Les mamans. Restées de l’autre côté. Notre bateau s’éloigne un peu pour calmer les personnes à bord du bateau en détresse. Tous ne pourront monter d’un coup. Nous n’avons que vingt places à bord. Ils sont plusieurs dizaines. Le débarquement se fera au fur à mesure. Il faudra être patient. Le bébé pleure avec la distance qui se crée. Il réclame sa maman. Un autre vomit à côté de moi par-dessus bord. Ma main le retient de partir avec ses tripes. La douleur sort comme elle peut. La petite fille crie plus fort. Le bateau bouge. Ma main, mon bras la tiennent plus fort. La faim. Les autres enfants s’agrippent à mes doigts. Réconfort. Le bout de mon doigt sèche les larmes du bébé. Caresse son visage. Trouve sa bouche ouverte de faim. Réflexe de papa. Elle tète mon doigt. Apaisement. Des yeux qui s’ouvrent. Des larmes qui coulent. On se rassure mutuellement. Jamais mes mains n’ont été aussi utiles. Un bout de peau. Au contact. Au bout d’un corps. D’une histoire. De deux histoires. Un pont. Un lien. Profondément humain. 

À bord, les corps s’amoncellent sous les couvertures. Innombrables. Je les dessine. Un à un. Imaginant en leur sein chaque histoire vécue. On repère un point à l’horizon. Un bateau en détresse est en face de nous. Au bord du naufrage. Tous seront sains et saufs quatre heures plus tard. Je suis sur le bateau de secours. Avec Tanguy, Mimi, Hassan et Rocco. Plongé dans la nuit noire. L’Ocean Viking éclaire encore la mer vidée des naufragés, maintenant en sécurité. Nous n’avions pas croisé un oiseau jusque-là. D’un coup, des centaines de mouettes s’envolent et tournoient autour du navire. Lueurs blanches dans la pénombre. Dans un ballet d’une rare beauté. Mes doigts ne peuvent les compter. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau.

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Carnets d’Hippolyte

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