Reporter graphique et photographe indépendant, Hippolyte est monté à bord de l’Ocean Viking pour sa première rotation de l’année 2021. Il y a tenu un carnet de notes très suivi.
Mardi 20 janvier.
6.30. Je me réveille avec Fabian, le photographe allemand de SOS MEDITERRANEE. Nous nous retrouvons ensemble sur la passerelle. Charlie a commencé la veille aux jumelles depuis l’aurore. Il cherche les potentielles embarcations en détresse. La mer était calme toute la nuit. Des départs ont potentiellement eu lieu. Mathieu me détaille la carte avec les distances et la force du vent. Les embarcations naviguant avec de faibles moteurs les propulsant à environ 4 noeuds (moins de 8 km/heure), couplé à un vent et des vagues de sud, mettront environ 9 heures à parcourir 80 km.
8.30. Nous recevons une alerte de détresse via Alarm Phone (réseau civil d’alerte en mer Méditerranée). Un Rubber Boat (une embarcation pneumatique) a lancé un appel de détresse avec, selon leurs informations, environ 60 personnes à bord. Il y aurait une quinzaine de femmes. La position signalée est aussitôt marquée sur la carte marine. Luisa et Matthieu s’activent pour identifier la meilleure option de navigation pour trouver l’embarcation en détresse. Suivant notre allure et la sienne, le point de rencontre se ferait dans un peu moins de deux heures.
8.48. Colibri, l’avion d’observation de l’ONG française Pilotes Volontaires, nous signale une embarcation en détresse. Un Rubber boat avec 25 personnes à bord, selon son estimation. 33°29, N 0/2 93’E. Leur position serait un peu plus proche de la nôtre, sur la même route. Il se peut que ce soit la même embarcation. Il se peut qu’il y en ait deux.
Moonbird, l’avion de repérage de l’ONG allemande Sea-Watch, s’apprête à décoller de sa base de Lampedusa. Il devrait couvrir la distance pour nous retrouver dans une heure et demie. Nous serons alors tous au même endroit. Avec les embarcations en détresse, l’Ocean Viking et les deux avions d’observation.
Le temps est clair. La mer est calme. Tout semble en bonne voie pour une belle opération de secours. Pour mettre en sécurité ces rescapés, ces hommes, ces femmes, qui fuient l’enfer.
Toutes les équipes se mettent en place. Tanguy organise une réunion d’équipe avec les marins sauveteurs de la « SAR » Team (l’équipe de recherche et de sauvetage).
Un avion passe au-dessus de l’Ocean Viking. Luisa demande une identification. Je sors prévenir Mat’, qui est aux jumelles sur le pont.
Il semble reconnaître le MoonBird, de Sea-Watch. L’avion tourne autour de nous avant de repartir vers la zone où se trouve probablement le ou les bateaux signalés en détresse. Étonnant par rapport à l’annonce reçue ce matin. Tanguy me voit en discuter avec Mat’.
« On ne parle pas à mon équipe pendant la veille. »
Deux personnes sont dorénavant aux jumelles. Mat’ et Alessandro. Chaque minute, chaque seconde a son importance. L’Ocean Viking avance à vive allure. Les yeux cherchent les bateaux en détresse.
Les équipes sont prêtes. Préparées et entraînées. L’excitation et le stress sont palpables.
Je discute avec Julia des possibilités d’intervention. Luisa court avec Matthieu pour informer les autorités compétentes, noter les positions, trouver les meilleures options et suivre les dernières informations.
« Allez discuter plus loin s’il vous plaît. » Le temps n’est pas à la distraction. Des vies sont en jeu.
Par une des fenêtres du Bridge (la passerelle) se dessine un nuage suspendu dans le ciel. Perdu au milieu d’une mer de nuages.
9.40. Deuxième passage aérien au-dessus de nous. Hassan et Leo ont pris leur tour de veille sur le pont. Leo reconnaît le Colibri, l’avion d’observation de Pilotes Volontaires. C’était le même qu’une heure plus tôt. Je n’en parlerai pas avec Leo cette fois, le laissant à sa concentration. L’envie de prendre une paire de jumelles me démange pour apporter mon aide.
Droit dans notre direction, une plateforme pétrolière apparaît à l’horizon : Sabratah.
Une fine fumée s’échappe de la flamme de sa cheminée.
10.05. Une mise à jour de la position de l’embarcation en détresse est envoyée par le Colibri. À 7 milles nautiques. Une demi-heure de distance.
10.10. « Moonbird. Moonbird. Call Ocean Viking.
Libyan Coast Guard on the boat. Copy. »
Tout le monde est aux jumelles. Matthieu repère la vedette des garde-côtes libyens.
10.15. Nous devons arrêter notre route vers l’embarcation. Les garde-côtes libyens sont en train de l’intercepter.
Luisa prend la radio.
« Nous sommes dans la zone. Nous pouvons vous aider. Nous avons des docteurs et un hôpital à bord. Nous offrons notre assistance »
« Ok. Ok. Thank you. Cut. »
Fin de non-recevoir. L’Ocean Viking doit ralentir sa course. À 6 knots. 11 Km/heure. Nous resterons hors de vision. Hors champ. Hors-Jeu. Pas de témoin.
Les gardes-côtes libyens ne répondent quasiment jamais aux appels ni aux demandes de l’Ocean Viking. C’est un fait documenté depuis plus deux ans. Date à laquelle ils sont devenus responsable d’une large zone de recherche et de coordination de sauvetage méditerranéenne auparavant dévolue à l’Italie. Ils ont un devoir de recherche et de coordination des secours. Silence radio sur leurs opérations.
Rocco vient prendre son tour de veille. Tanguy lui dit de ne plus se concentrer sur la cible, qui semble bel et bien perdue. « Rocco ! Fais une veille normale à trois cent soixante degrés. On va voir s’il n’y a pas d’autres embarcations en détresse. »
Fabian a déjà vécu une situation similaire. À bord de l’Aquarius. Assistant impuissant à l’interception d’une embarcation par les garde-côtes libyens. « On les voyait attraper les rescapés, de manière violente. C’était pas humain. On ne pouvait rien faire. C’était dégueulasse à voir. »
L’Ocean Viking se rapproche de la plateforme de Sabratah. Dont la forme se dessine de plus en plus distinctement. Je prends les jumelles de Luisa. Une super structure offshore tenant sur quatre pylônes au-dessus de la mer. Trois autres similaires plus diffuses alentour. En-dessous de la première, se découpant sur l’horizon : un navire blanc à la coque rouge. Une réplique exacte de l’Ocean Viking, ancien navire de secours de plateformes pétrolières en Mer du Nord. Les mêmes navires. À quelques milles marins. Qui ne protègent pas du tout le même sens du secours. Ironie macabre de l’histoire.
Une fumée noire est signalée vers la vedette des garde-côtes libyens.
10.40 Easy One se prépare à être envoyé en mer. Pour aller constater ce qu’il reste sur place. Témoigner. Chercher des pièces à conviction. Et sauver ce qui peut être sauvé.
Luisa n’est pas confiante.
“Je ne pense pas que l’on trouvera quoi que ce soit. Cette fumée noire. Ils ont dû tout brûler.”
Je descends sur le Deck. Yann est encore en tenue, prêt à intervenir au cas où, comme toute l’équipe.
Julia arrive en courant. Easy One n’ira pas à l’eau. La vedette des garde-côtes libyens a fait demi-tour et revient dans notre direction. L’embarcation croise l’Ocean Viking à quelques mètres, à contresens. Comme un lent défilé macabre devant les yeux de l’équipage.
Une simple bande de plastique aplatie entrainant trois bouées orange à sa traîne. Une embarcation de petite taille. Qui transportait des hommes, des femmes, des histoires et des espoirs.
Je suis le cortège funeste jusqu’à l’arrière du navire. Ophélie et Riad jouent aux dames sur les échiquiers dessinés au sol la veille avec Charlie et Erik. Nous regardons ensemble l’embarcation disparaître. Tout s’est joué à quelques minutes près. Des vies entières.
Mat’ est assis en tenue de secours contre le container dévolu aux femmes et aux enfants rescapés. La lumière vient éclairer son visage. Pour la première fois son sens de l’humour à toute épreuve a disparu.
« Je n’ai jamais été aussi proche. Souvent, on arrive des heures après. Là on a failli se retrouver en même temps que les garde-côtes libyens. »
Toute l’équipe de secours est prostrée devant Easy One, toujours accroché au-dessus du navire. Il n’y aura pas d’intervention aujourd’hui. Pas de vies sauvées. Pas d’échappatoire à l’enfer libyen.
Charlie est enfoncé sur un sac de gilets de sauvetages. Personne ne jouera aux dames aujourd’hui. Personne ne rira à bord.
Nous ne savons pas ce que deviendront ces personnes. Échappées pour seulement quelques heures de mer. Un océan d’inconnu.
Je m’isole fumer une cigarette face aux plateformes qui continuent de brûler. Comme si rien ne s’était passé. La mer suit son mouvement perpétuel. Karim, responsable de l’aide aux rescapés, est assis sur le banc. Le regard perdu dans le vide. Aujourd’hui, il ne pourra pas prendre soin de ces hommes et ces femmes aux destins toujours en suspens. Tanguy lance un appel radio. Nous pouvons nous déshabiller. Une larme coule sur la joue de Karim.