Lundi 18 Janvier. L’Ocean Viking a subi les assauts de la houle d’hiver toute la nuit. Balançant nos corps semi-endormis comme dans un grand huit hors de contrôle. Soumis aux soubresauts des éléments.
6 heures du matin. Ma cabine est encore plongée dans l’obscurité. L’écume des vagues vient battre mon hublot, apportant une lumière passagère, comme une caresse dans la nuit.
Mon corps alangui tente de se tenir debout et d’attraper une serviette. Ne pas s’effondrer. Tenir la distance surhumaine des trois mètres menant à la salle d’eau. D’une main, je fais couler du shampoing dans mes cheveux. L’autre est solidement arrimée à la poignée de sécurité. Contre le mur. Le sol devient une patinoire. Le lavabo une massue. Le rideau une ligne de vie.
Bahr Essalam Gas Field, Bouri Oil Field, Al Jurf Gas Field, Miskar Gas Field, Ashtar Oil Terminal. Les plateformes de gaz et de pétrole libyennes nous guettent sur la ligne d’horizon. Phares hostiles brûlant les dernières ténèbres de la nuit. Zuwarah, Marsa Sabrâtah, Az Zâwiyah, Al Khums, Misrâtah, Târabulus. Tripoli. À 40 Milles Nautiques au sud – soit environ 80 km – la Libye et ses principaux points de départ d’embarcations.
Sur la passerelle, je ne quitte pas l’ancienne carte marine des yeux, éclairée par une lumière digne d’Octobre Rouge. Une carte aussi enchanteresse que terrifiante. Un rêve d’enfant transformé par la réalité du temps en cauchemar. Un fantasme oriental devenu un enfer. Des plages de rêves transformées en porte des damnés de la mer.
L’Ocean Viking patrouille pour rester dans la zone, subissant tour à tour les assauts de la houle par le bord.
Charlie est sur le pont. Solidement campé sur ses deux jambes. Il entame le Bridge Watch – la veille à la passerelle – dans une semi-obscurité. Anna viendra prendre la relève de la veille aux jumelles. Chaque heure, les membres de la SAR se relaieront au poste d’observation, en quête d’embarcation.
Des creux de quatre mètres se dressent comme des murs mouvants. Toujours renouvelés. D’une manière totalement aléatoire. Des vagues cachant des ombres potentielles en leur sein. Rendant toute observation quasi–impossible. Il faut pourtant rester sur le pont. Observer. Repérer. Signaler. Chaque minute compte. Pour une embarcation le temps, c’est de la vie.
Les moutons dansent sur la mer par milliers. Chassés par de rares goélands. Le soleil est sorti. Le Capitaine passe la porte grinçante pour fumer une clope à tribord. À l’abri du vent. Il sait sans doute par expérience que les probabilités de voir des embarcations sont faibles dans de telles conditions. Ce que me confirme Luisa, qui dirige les opérations de secours et de recherche.
« Peu de chances de voir des embarcations aujourd’hui avec cette mer démontée depuis hier. Les vagues les repoussent dès le départ depuis la côte. Ce soir, la houle devrait retomber. Il y aura peut-être des départs demain. Après-demain la houle risque de se reformer…»
Je repense à ce temps magnifique au large de la Corse durant notre descente. Cette mer lisse comme un miroir. Le calme avant la tempête.
Erik vient prendre son tour de Bridge Watch, les yeux encore embués par une lourde sieste. Et une alarme aphone.
« Si la houle se reforme ça peut être mauvais. Vraiment mauvais. S’il y a des départs mardi et mercredi les gens se retrouveront piégés. J’espère qu’ils ne partiront pas. Ce serait un sauvetage à haut risque. Vraiment. »
Erik a vécu un sauvetage particulièrement difficile une fin d’hiver, à bord du navire de secours Iuventa de Jugend Rettet. En avril 2017. Un bateau de trente–deux mètres. Deux fois moins grand que l’Ocean Viking. Avec un pont enseveli par l’assaut des vagues. Sans interruptions. Un souvenir glaçant comme une nuit d’hiver.
« On avait 250 rescapés sur le pont ! Tu ne pouvais pas bouger ni en mettre un de plus, chaque espace était occupé ! Il faut s’imaginer ça ! C’était fou ! Toutes ces personnes entassées les unes sur les autres, avec les vagues qui rentraient de partout sur le pont ! La nuit était dense, on ne voyait rien. Et d’un coup, un bateau en bois est apparu à l’arrière de notre navire, il y avait 600 personnes à bord. On avait plus une place pour les prendre à bord ! On a dû les repousser en leur lâchant tout ce qu’on avait comme raft. Ça aurait mis tout le monde en danger et on aurait tous coulé par le fond ! La situation était incontrôlable ! On a fait comme on a pu. Le Sea Watch 3 est venu à notre rescousse. À ma connaissance il n’y a pas eu de morts. Je ne sais même pas comment. »
La nuit tombe à nouveau sur l’Ocean Viking. Aucun appel de détresse n’a été lancé aujourd’hui. Aucun bateau n’a été repéré. Ni par le Bridge Watch, ni par l’avion de surveillance Moonbird de l’ONG Sea–Watch ou par celui de Pilotes Volontaires, qui tous deux surveillent la zone du ciel, au départ de Lampedusa.
« Aujourd’hui, ils n’ont pas pu décoller, le temps était trop mauvais. Demain, ils pourront sans doute reprendre les recherches. Et nous informer directement si une embarcation est en perdition. »
L’an dernier Luisa était au même endroit, à la même période, à la tête de l’Ocean Viking.
« On avait pu sauver plus de 400 rescapés en cinq opérations, le pont était plein. Heureusement les ports avaient répondu rapidement pour un débarquement des personnes. En hiver, le vent et le froid change tout. Ça peut vite être très difficile. Pour les rescapés. Pour nous. Le danger est décuplé. »
Je me retrouve avec Yann sur le pont. Encore recouvert d’eau par moment. Nous regardons le croissant de lune éclairer cette mer d’un bleu glacé. Semblable à une peinture orientaliste. Tour à tour mouvante. Émouvante. Éprouvante. Épouvante. Les flammes des plateformes pétrolières nous rappellent à la dualité de cette réalité. Derniers phares des embarcations qui partent de Libye. Sources inépuisables de richesses et de malheurs. Consumant des vies comme autant de combustibles. Lumières aveuglantes qu’ils suivent pour ne pas définitivement s’enfoncer et se perdre dans la nuit.
Demain le jour se lèvera. La mer aura calmé sa danse. Elle prendra un autre visage. Nous philosophons autant que nous pouvons, bientôt viendra le temps de l’action.