Ce récit reprend là où il s’était arrêté, dans l’attente d’un départ imminent pour raconter ce qu’il se passe en mer Méditerranée.
Cinq mois se sont écoulés depuis mon dernier séjour sur l’Ocean Viking, bloqué à quai depuis le 22 juillet à Porto Empedocle, en Sicile. Plus de 150 jours loin de la mer. Presque une demi-année sans rescapé.
Une éternité.
Cinq mois durant lesquels le navire de secours sera resté figé dans le port sicilien, par un arrêté des autorités italiennes, l’accusant d’avoir pris « trop de passagers à son bord ».
Un tour de passe-passe rhétorique, tragique.
5 mois durant lesquels SOS MEDITERRANEE fera tout pour prouver sa capacité de secours, sans jamais rentrer dans l’affrontement, dans une quête d’irréprochabilité tenue depuis ses débuts, contre vents et marées administratives.
Un sacerdoce.
Cinq mois de discussions avec les garde-côtes italiens, d’ajustements, de travaux à effectuer, d’équipements d’urgence à ajouter à ceux présents et déjà plus que conséquents, parmi lesquels huit radeaux de survie d’une capacité de 100 personnes chacun, ainsi que des gilets de sauvetages d’urgence et des combinaisons d’immersion, le tout pour tenir en cas de naufrage de l’Ocean Viking.
Tout faire pour que l’Ocean Viking puisse retourner faire ce qu’il a toujours fait avec brio : sauver des vies.
5 mois de dépenses conséquentes, rendues possibles par un soutien sans faille des nombreux soutiens, bénévoles et donateurs privés, envers SOS MEDITERRANEE.
L’énergie de l’espoir. Cinq mois durant lesquels la Méditerranée, l’axe migratoire le plus meurtrier au monde, aura été vidée la plupart du temps de tout navire de secours, exception faite du coup d’éclat furtif du Louise Michel, affrété par l’artiste Banksy, et du Sea-Watch 4 venant à son secours, mettant brièvement en lumière une situation rendue totalement invisible.
À chaque mission de sauvetage, ce sont des centaines de personnes immédiatement sauvées en quelques jours. Si l’on peut comptabiliser le nombre de rescapés, il est impossible de comptabiliser le nombre de disparus. La Méditerranée est immense et avale les histoires les unes après les autres si les témoins en sont éloignés. Combien de personnes auraient pu être sauvées si l’Ocean Viking et les autres navires avaient eu accès à la mer ? Personne ne peut répondre à cette question et les chiffres n’ont aucun sens.
L’histoire appartient le plus souvent aux vivants, les disparus eux ne parlent pas, ne témoignent pas et personne ne témoigne pour eux quand ils sont rendus invisibles.
Pour un Alan Kurdi tragiquement connu (la photographie de la dépouille de cet enfant de trois ans gisant sur une plage de Turquie entrainant une onde de choc mondiale), combien de disparus dramatiquement inconnus ?
L’Ocean Viking est enfin revenu à Marseille le 27 décembre, libéré par les autorités italiennes. À quelques encablures du port à vol d’oiseau, nous nous retrouvons pour dix jours de quarantaine avec l’équipage, 24 personnes au total, réparties individuellement dans 24 chambres et communiquant par voie électronique entre test PCR et prises de température hebdomadaires. En attente pour rejoindre l’équipage de neuf personnes du navire, débarrassé du risque COVID qui nous empêcherait chacun de prendre la mer.
Je retrouve quelques amis laissés cet été : Gavino, Mat’, Julia et Luisa qui n’ont cessé de travailler à ce retour durant ces cinq mois, inlassablement, comme le reste des équipes de SOS MEDITERRANEE. Avec les autres membres de l’équipe, venus de toute l’Europe, nous allons apprendre à nous connaitre, à nous préparer au mieux. Des murs nous séparent encore les uns des autres, pour quelques jours. Durant ce temps des hommes, des femmes, des enfants se retrouveront encore en perdition en mer, comme chaque jour depuis des mois, nous en croiserons certains d’ici deux semaines. Quelques-uns au milieu de cet océan de détresse. Quelques histoires, quelques espoirs émergeant au milieu de milliers d’autres, au creux de chaque vague. Le temps presse. Chaque jour la mer emporte des histoires.