Depuis une dizaine de jours, ce ne sont plus la silhouette de l’Etna et les coupoles de Catane qui apparaissent dans les hublots de l’Aquarius, mais les viaducs de Marseille et les collines de Pagnol. Mis à part le paysage, rien n’a changé… du moins sur l’Aquarius. Il en va bien autrement en Méditerranée centrale. Désormais, aucun port sûr n’est accessible pour débarquer les rescapés à distance raisonnable. Pire, la zone de sauvetage dans les eaux internationales, qui jusqu’au 30 juin était sous la coordination des autorités maritimes italiennes, vient de passer sous autorité libyenne alors même que le pays est toujours livré au chaos que les naufragés tentent à tout prix de fuir. Dans ces conditions, le départ de l’Aquarius a été retardé le temps de préparer son retour en mer, dans un contexte de nouveau rétrécissement de l’espace humanitaire. (Voir le communiqué du 30 juin 2018)
Prêts à repartir au plus vite vers la zone de sauvetage
A Marseille, tous les jours à 8h15, l’équipage se retrouve pour le « morning meeting » – la réunion du matin. Comme si on était en escale normale. Les tâches quotidiennes sont distribuées, des entraînements sur l’eau sont organisés. « Nous continuons d’observer la même routine, afin d’être prêts dès que possible à repartir » explique Nico, le coordinateur de l’équipe des marins-sauveteurs. Tous les jours, il y a des gilets de sauvetage à reconditionner, des canots à réparer, à nettoyer, il y a des formations théoriques au sauvetage de masse, et le samedi matin, des formations pratiques comme l’entrainement à des techniques de sauvetage à la nage sur une plage attenante au port de Marseille. S’ajoute à cela la revue totale et l’amélioration de nos équipements, ainsi que la mise à profit d’une escale prolongée dans un port qui offre une large gamme de services techniques spécialisés.
Après les entrainements, les marins-sauveteurs consacrent le reste de la journée à rencontrer des journalistes et à répondre à des interviews. Même si les cabines « journalistes » – qui ont reçu plus de 150 hôtes en 28 mois de mission – sont pour la première fois vides, l’attention des médias pour l’Aquarius et pour les missions humanitaires en Méditerranée centrale ne faiblit pas. Le mois de juin a été le plus meurtrier en mer avec 564 morts sur 1083 depuis le début de l’année 2018[1]. S’il est difficile d’être à quai et d’accepter de ne pas pouvoir repartir immédiatement sauver des vies en danger en mer, il est plus que jamais essentiel d’en expliquer les raisons.
L’Odyssée forcée de l’Aquarius
Profitant de cette escale à Marseille, les marins-sauveteurs et les représentants de SOS MEDITERRANEE à terre reviennent inlassablement sur toutes les étapes qui ont mené l’Aquarius jusqu’ici, après deux ans et demi de mission ininterrompue.
Une rotation particulièrement éprouvante, qui a commencé par un sauvetage critique dans la nuit du 9 au 10 juin, s’est poursuivie par une longue odyssée forcée vers le port de Valence en Espagne pour le débarquement de 630 naufragés le 17 juin, après que l’Italie ait subitement fermé ses ports à l’accueil de naufragés, et s’est achevée par le refus de Malte sans aucune explication d’accueillir l’Aquarius pour une escale technique régulière.
Le droit humanitaire et maritime international mis à mal par le Conseil européen
Alors que l’Aquarius entrait dans le port de Marseille, le Conseil européen réunissant les 28 chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne (UE), en grande partie consacré à la question des migrations en Méditerranée centrale, s’achevait sur des incohérences et des contradictions quant au cadre dans lequel doivent s’effectuer les secours en Méditerranée centrale.
La question cruciale des ports de débarquement des naufragés secourus en mer restait en suspens. Or en l’absence d’une réponse concrète et coordonnée des instances européennes à cette question, les situations de blocage, légalement et moralement inacceptables, à l’entrée de ports italiens et maltais – comme celles rencontrées par l’Aquarius et deux autres navires humanitaires des ONG Lifeline et ProActiva, mais aussi par un porte-conteneur à vocation marchande de la compagnie Maersk et un navire militaire américain – ont tout lieu de se répéter.
Par ailleurs la volonté réaffirmée du Conseil européen de renforcer les capacités d’interception des garde-côtes libyens, doublée de la reconnaissance impromptue et passée totalement inaperçue d’un centre de coordination des sauvetages en Libye par l’Organisation maritime internationale (OMI) n’a fait qu’ajouter à cette situation d’extrême confusion. En effet, le centre de Tripoli serait désormais en charge de couvrir toutes les opérations de sauvetage et de transbordement se déroulant sur la zone où opèrent aujourd’hui les navires de secours en Méditerranée centrale. Il deviendrait alors l’autorité compétente pour diriger toute opération de sauvetage, y compris pour décider du lieu de débarquement des rescapés. Or à ce jour, la Libye ne dispose d’aucun port sûr où les droits humains des rescapés, notamment leurs besoins médicaux spécifiques, puissent être assurés et où ils puissent obtenir la protection à laquelle ils ont droit selon les conventions maritimes et humanitaires internationales. De plus, l’absence de « port sûr » en Libye et la question de la sécurité restreignent la libre navigation des navires dans les eaux territoriales et adjacentes libyennes, en raison de restrictions sécuritaires émises par les autorités des pavillons. Enfin, « L’enfer libyen » revient inlassablement dans les témoignages des rescapés et nous rappelle les images insoutenables des marchés aux esclaves en Libye propulsées sur la scène médiatique en novembre dernier par CNN[2], autant de « crimes contre l’humanité » alors dénoncés par nos responsables politiques et que tout le monde aujourd’hui semble avoir oubliés.
Doit-on rappeler, encore et encore, ce que ces hommes, femmes et enfants rapportent avoir subi en Libye ? Les extorsions, les viols systématiques, les violences et la torture, l’enfermement systématique et illégal… autant de sévices qu’ils fuient sur des embarcations surchargées faites de planches, de boudins gonflables et de clous, au péril de leur vie.
Que les garde-côtes libyens, formés, financés et équipés par l’Union européenne, renvoient les naufragés en Libye n’en est que plus légalement et moralement inacceptable.
Ce contexte inédit à ce jour, qui restreint encore davantage un espace humanitaire déjà tendu en Méditerranée centrale, contraint l’Aquarius à réévaluer son modèle opérationnel et à optimiser les conditions de son retour en mer prévu d’ici quelques semaines au plus tard. Car toutes les équipes, à bord comme à terre, sont bien déterminées à repartir pour que SOS MEDITERRANEE puisse continuer sa mission vitale en Méditerranée : secourir, protéger et témoigner, dans le respect de la dignité des rescapés et dans le strict cadre légal du droit humanitaire et maritime international.