“J’ai 14 ans, je viens de Somalie.” Sur le pont de l’Aquarius, dans la file indienne pour l’enregistrement rapide des personnes tout juste secourues en mer, ce jeune garçon, le visage émacié, peine à articuler son âge. « 14 ans » répète l’opératrice de Médecins Sans Frontières, qui coche les cases sur la tablette prévue à cet effet.
Plus d’enfants que d’adultes à bord
Après les deux sauvetages – un premier canot en bois qui transportait 25 personnes, puis un second canot, plus grand, à bord duquel se trouvaient 116 personnes -, il y avait à bord de l’Aquarius le 10 août dernier, plus d’enfants que d’adultes. Sous des traits endurcis par les épreuves qu’ils ont dû traverser pour arriver jusque-là, des sourires, des gestes, trahissent leur corps et leur âme d’enfant. « Il a l’âge de mon fils », pense Viviana (lire témoignage), membre de l’équipe de sauveteurs de SOS MEDITERRANEE. Par une chaleur écrasante et sous un soleil dardant, nul ne peut s’empêcher de penser que tandis que des milliers de jeunes enfants et adolescents jouent et profitent de l’été sur les plages de la Méditerranée, de l’autre côté de cette mer, ce sont plus de 70 mineurs secourus in extremis par l’Aquarius qui viennent d’échapper à la noyade et à l’enfer libyen.
Pas d’urgence médicale à bord, mais les récits des violences et de privations de droits des rescapés sont horrifiants. Certains portent des cicatrices profondes, qui attestent des violences infligées par leurs gardiens en Libye. « J’ai été torturé, avec l’électricité, pour de l’argent » explique l’un d’eux.
Cette réalité, invisible, inaudible, semble laisser les dirigeants politiques de marbre. Catégorisés comme « migrants », ces rescapés, en majorité mineurs, ne sont pas les bienvenus pour les gouvernements européens qui se rejettent la responsabilité de l’attribution d’un port d’accueil pour l’Aquarius.
Nouvelle confusion quant au port de débarquement
Les opérations de sauvetage de ces deux embarcations ont été officiellement coordonnées par le JRCC de Tripoli, le centre de coordination libyen des sauvetages en mer, qui bien que récemment « reconnu » par l’Organisation Maritime Internationale, se déclare incompétent lorsqu’il s’agit de désigner un « port sûr » (place of safety) pour un éventuel débarquement. Il faudra attendre plusieurs jours en mer, multiplier les contacts avec les autres autorités maritimes, en appeler à la responsabilité de l’Europe dans les médias, avant d’obtenir l’instruction de se rendre à Malte le 15 août pour le débarquement des personnes secourues.
Quelques jours plus tard, ils seront transférés vers d’autres pays européens qui ont accepté de les accueillir, conformément aux conventions sur la protection des personnes et sur le droit d’asile ratifiées par les pays européens. Selon l’OFII (l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration), 59 de ces naufragés seront accueillis en France, dans les régions de la Franche-Comté, du Centre-Val-de-Loire et du Grand-Est. L’Italie a elle aussi finalement souscrit à l’accord de redistribution des rescapés.
SOS MEDITERRANEE demande un dispositif de sauvetage adéquat, permanent et prévisible
« Le fait que les Etats européens soient parvenus à se mettre d’accord pour faciliter un débarquement rapide des survivants à bord de l’Aquarius était un signal positif. Mais les Etats européens doivent poursuivre leurs efforts et assumer la responsabilité de la mise en place d’un dispositif de sauvetage adéquat, permanent et prévisible sans délai ». C’est ce qu’a continué de plaider Sophie Beau, cofondatrice de SOS MEDITERRANEE et directrice de l’association française, alors qu’Emmanuel Macron et Angela Merkel se rencontraient à Marseille début septembre, à quelques encablures du port où l’Aquarius est amarré depuis le 27 août pour son escale technique régulière.
Une escale mise à profit pour procéder aux dernières démarches administratives, réglementaires et techniques nécessaires au changement de pavillon du navire, après que les autorités de Gibraltar aient menacé publiquement le 13 août dernier de retirer l’Aquarius de leurs registres d’immatriculation. Une décision qui ressemble fortement à une tentative politique d’entraver l’activité de sauvetage, un navire sans pavillon n’étant pas autorisé à sortir en mer.
Alors que l’Aquarius est sur le point d’amorcer sa 44e mission de sauvetage, l’incertitude règne toujours en Méditerranée centrale. Aucune solution pérenne n’a été proposée par les gouvernements européens et les bateaux humanitaires sont de moins en moins nombreux à opérer au large de la Libye. Le nombre d’interceptions par les garde-côtes libyens a augmenté depuis le début de l’année 2018, tout comme le risque encouru pendant la traversée de la Méditerranée. Jamais la mortalité n’avait atteint de tels pics depuis 2015 et la fin de l’opération Mare Nostrum. Et la situation à terre en Libye ne cesse de se dégrader. Autant de raisons, malgré les incertitudes, pour retourner au plus vite en Méditerranée centrale, pour rechercher, secourir, protéger et témoigner.
Crédits photo : Guglielmo Mangiapane / SOS MEDITERRANEE