C’est notre troisième jour en mer et tout semblait annoncer que le prochain sauvetage serait proche. Par mer calme, nous savons qu’il faut être sur pied de bonne heure, car c’est toujours en pleine nuit que les canots s’élancent de Libye. Une fois l’alerte matinale du MRCC reçue, il nous faut moins d’une demi-heure pour arriver en vue du canot pneumatique d’où dépassent des silhouettes entassées. Mais loin de s’arrêter, il accélère et semble clairement vouloir s’éloigner de nous. Alors Bertrand, sauveteur, et Amani, médiateur culturel, postés sur le pont avant, doivent répéter dans le haut-parleur en français et en anglais : « S’il vous plaît arrêtez votre moteur ! Nous sommes ici pour vous aider, nous allons vous emmener en Italie ! », puis : « Restez calme, soyez patients, restez où vous êtes ! » La « course poursuite » dure ainsi quelques minutes jusqu’à ce que le message soit bien passé. Plus tard, les rescapés nous diront qu’ils craignaient que nous soyons un navire libyen qui les ramènerait en Libye, l’un des pires scénarios qu’ils puissent imaginer.
Le sauvetage se passe dans le calme, l’équipe est bien rôdée et la mer favorable même si le courant éloigne sans cesse le canot de l’Aquarius qui doit réajuster plusieurs fois sa position. Mais les rescapés, qui ont passé cinq à six heures en mer, tiennent encore le coup. Quelques heures de plus, et leur canot aurait sans doute difficilement résisté à l’assaut des vagues. « Il était de la pire qualité qui soit, et les planches de bois d’où dépassaient d’énormes vis, posées au fond du canot par les passeurs, étaient mal ajustées et bougeaient sans cesse. Le canot prenait déjà l’eau », assure Bertrand.
Il faut huit rotations du canot de sauvetage pour ramener les 138 rescapés à bord, en commençant par les femmes. Elles sont au nombre de quarante et viennent toutes du Nigéria. Trois d’entre elles sont enceintes, mais une seule est accompagnée par son mari. A l’intérieur de « l’abri », la pièce où sont regroupées les femmes, Juliette, le regard tourné vers l’horizon à travers le hublot, chante doucement un gospel pour « remercier le Seigneur » d’être sauvée. « C’est Dieu qui chante à travers moi », dit-elle avec recueillement. L’émotion la gagne et elle s’étale par terre en tendant les bras, pleure d’émotion. Isabelle, notre photographe, la console : « Voyons Juliette, ton Roméo va venir ! ». Il n’en faut pas plus pour que l’émotion et la célébration gagne toute la pièce comme une traînée de poudre, et que s’élève à l’unisson un chant repris progressivement par toutes les femmes. Les gospels s’enchaînent, accompagnés de danses de plus en plus endiablées. Certaines femmes se roulent par terre en agitant les bras, d’autres tendent les bras au ciel. L’émotion est à son comble, les larmes coulent.
Ce n’est qu’au bout d’une vingtaine de minutes que les voix se taisent. Après la joie et le défoulement, c’est l’épuisement qui reprend le dessus. Elles plongent toutes alors dans un sommeil paisible.
Par Nagham Awada
Crédits photo : Isabelle Serro