Au fil de l’eau, Viviana, marin-sauveteur sicilienne, se remémore quelques histoires qui étaient restées enfouies en elle. Des histoires de femmes, histoires de mères perdues au milieu de la mer.
« C’est la première fois que je raconte ces histoires. Ces femmes que nous accueillons à bord sont incroyablement courageuses et fortes, je les admire tellement. A bord, on finit par penser que ces histoires de vie, ces noyades, ces joies aussi, parfois, sont presque des histoires « normales ». Chaque marin-sauveteur vit avec ces choses à l’intérieur, des centaines d’histoires, mais non ! ce n’est pas normal que des gens meurent ainsi. Il est triste que certaines personnes puissent oublier qu’il s’agit d’êtres humains. Tout comme nous.
Compagnons d’infortune
Je me souviens d’une femme qui voyageait seule avec des enfants. Elle a rencontré un homme au centre de détention et ils sont devenus amis. Il s’était mis à s’occuper de ses enfants dans le centre et il veillait sur eux encore sur le bateau. Il venait d’Erythrée, il est parti parce qu’il avait été enrôlé de force dans l’armée, alors il s’est échappé. Il essayait de rejoindre sa femme et ses enfants en Europe. Il s’ennuyait beaucoup de sa famille, alors il trouvait ça normal de s’occuper des bébés de cette dame. C’était une sorte de leader naturel, une personne très charismatique. Il aidait aussi l’équipe à bord dès qu’il en avait l’occasion, préparant la nourriture, nettoyant les toilettes, tout ce qu’il pouvait faire ! Il m’a même confié qu’il rêvait de devenir marin-sauveteur plus tard.
Un enfant sans mère, une mère sans enfant
Beaucoup d’histoires ne sont pas si heureuses… Comme celles du sauvetage tragique du 27 janvier 2018. A notre arrivée, il y avait des personnes partout dans l’eau, certaines criaient, d’autres étaient déjà inconscientes. C’était terrible. Nous avons récupéré deux femmes inconscientes. L’une était très belle. D’un regard, j’ai senti qu’elle nous avait déjà quittés. J’ai appris qu’elle était effectivement morte quand je suis revenue à bord de l’Aquarius. Elle laissait derrière elle son bébé Richy. Je m’occupais de lui constamment. Il prenait le sein de la mère, alors je ne pouvais rien faire pour le calmer. Le corps de sa maman était dans la chambre funéraire réfrigérée, sur le pont. Et moi j’avais son bébé dans les bras, bien vivant.
Une autre femme était l’amie de la mère, et elle a perdu son bébé en mer. Elles venaient toutes les deux du Nigeria. Elle ne voulait pas parler du tout. Elle était là, impassible, les yeux vides. Traumatisée. Anéantie.
Evacuation sans retour
Lors du même sauvetage, j’ai évacué une femme à bord de mon canot de sauvetage. Elle avait été secourue alors qu’elle était déjà en train de couler. Elle a été évacuée par hélicoptère vers la Tunisie avec son enfant, mais elle n’a pas survécu. Je n’oublierai jamais le moment où nous avons annoncé au père que la mère était morte et que son fils de 8-9 ans était coincé en Tunisie sans protection. Il était très désespéré. Détruit par une seule parole.
Le petit Egyptien qui ressemblait à mon fils
Je me souviens très bien de l’un de ces enfants qui voyageait seul. Il était Egyptien, il ressemblait à mon fils. Il était intelligent. Pour une mère, il est toujours difficile d’imaginer qu’un enfant, qui pourrait être le nôtre, soit laissé seul dans un si terrible voyage et soit confronté à la violence, la faim, la peur, la mort…
Les lumières de la joie
Une autre fois, nous avons sauvé une famille entière, originaire du Maroc. Le petit avait à peine deux ans. Ils avaient emménagé en Libye des années auparavant pour travailler, mais la situation s’est ensuite détériorée et ils ont dû partir en catastrophe. La nuit suivant le sauvetage, j’étais de garde. Au milieu de la nuit, la maman, qui dormait avec son bébé dans le « shelter », s’est réveillée et est venue me rejoindre sur le pont. Nous commencions à voir les lumières apparaître sur les côtes siciliennes. Elle s’est mise à crier, à pleurer de joie. Enfin elle et sa famille allaient être en sécurité ! Elle m’a embrassée et m’a serrée dans ses bras ! C’était tellement fort. Dans ces moments-là, je m’imagine moi-même avec mon fils de deux ans : j’aurais eu la même réaction. En tant que mère, vous voulez fuir un endroit dangereux avec vos enfants, c’est humain ! Nous voulons tous pouvoir offrir une éducation, des soins de santé, un toit à nos enfants ! Tout le monde veut mettre sa famille à l’abri, c’est humain. Ça pourrait aussi m’arriver à moi. »
CREDITS PHOTO : Patrick Bar / SOS MEDITERRANEE