« Pour être sauveteur, il faut avoir du cœur ». Même s’il le cache bien derrière sa barbe de pirate et ses lunettes noires de marin et un caractère bourru, du cœur, Stéphane Broc’h, en a à revendre. En un mois et demi à bord de l’Aquarius, le jeune marin breton a sauvé des centaines de vies humaines en Méditerranée. Sa mission touche à sa fin et il n’est pas mécontent de rentrer chez lui dans le pays Pagan, pour repartir ensuite naviguer ailleurs. « J’ai hâte de pouvoir regarder la mer sans penser à cette tragédie et au malheur des réfugiés » confie-t-il, pensif, un soir sur la passerelle de l’Aquarius.
Marin expérimenté, Stéphane Broc’h, 33 ans, est un habitué des missions longues et hors du commun. En 2013, il a passé 14 mois en Antarctique comme mécanicien volontaire pour la maintenance des groupes électrogènes et la production d’eau sur la base polaire française Dumont d’Urville. Avant de monter sur l’Aquarius pour SOS MEDITERRANEE, il travaillait pour la marine marchande en Nouvelle-Calédonie. Même s’il ne le savait pas encore, il était aussi déjà humanitaire dans l’âme. « Je n’avais jamais travaillé pour une ONG, mais j’avais des expériences dans le social auprès des handicapés. J’ai aussi fait une expérience humaine avec les personnes qui veulent se raccrocher à la vie à bord des bateaux du père Jaouen » raconte-t-il humblement.
Certes, ces dernières années, il avait entendu parler de la crise migratoire, mais c’est en lisant un livre sur l’histoire des migrations irlandaises vers le Québec pendant la période de la grande famine qu’il commence à s’intéresser de près à la question et qu’il découvre l’ampleur de la tragédie en cours aux portes de l’Europe. « Je me suis rendu compte qu’il y a toujours une route maritime à emprunter pour les migrants, pour changer de continent. Depuis lors, l’accueil a changé, les moyens de transport ont évolué mais la réalité reste dure et triste et ce n’est pas normal ». Il découvre alors SOS MEDITERRANEE, qui vient tout juste de se créer, et postule pour devenir sauveteur. « A ce moment-là, j’en avais assez de mon métier de marin de commerce, dans lequel on a tendance à oublier la part de l’humain, où on est déconnecté de ce qui se passe dans le monde. Dans le milieu, l’humain est souvent relégué au second plan et j’avais envie de changer d’air » explique-t-il.
Quelques mois plus tard, le voici sur l’Aquarius. D’abord sur le deck, puis sur le canot de sauvetage numéro 2, celui chargé de la première approche des embarcations en difficulté. « C’était la première fois que j’intervenais sur du sauvetage en mer. Nous, les marins, nous sommes formés à la sécurité en mer. Et quand on voit ces canots lancés en pleine mer envers et contre toutes les normes de sécurité, des centaines de personnes entassées à bord, sans gilet de sauvetage, on se dit que ce n’est pas possible, on se demande vraiment comment on peut en arriver là et qui sont ces personnes qui les envoient à la mort. Ce ne sont même pas des criminels, c’est pire que ça ! Il est impossible qu’un bateau gonflable de ce type puisse faire la traversée, ce n’est pas humain d’envoyer des gens en mer comme ça » s’indigne-t-il.
Sérieux, concentré, pendant les sauvetages il ne laisse pas la place à l’émotion. Il faut faire vite, surtout quand un sauvetage de « routine » tourne au vinaigre. Comme le 14 novembre dernier lorsque 80 personnes, sous le coup de la panique et des brûlures provoquées par les fuites de carburant, se sont jetées à la mer. Un cauchemar pour les sauveteurs qui ne peuvent pas laisser la place aux émotions. Il n’y a alors pas une minute à perdre : il faut au plus vite lancer des dizaines de gilets de sauvetage à l’aveugle, déployer tous les objets flottants possibles, tirer les personnes hors de l’eau et les ramener au plus vite sur l’Aquarius. Certains ont déjà avalé beaucoup d’eau, d’autres ont inhalé trop de vapeurs d’essence et perdent peu à peu leurs sens ou sont déjà en état d’hypothermie.
Les émotions arrivent après, quand on s’y attend le moins. L’un des moments les plus forts, Stéphane l’a vécu au cours d’un transfert de migrants depuis l’un des bateaux humanitaires de Médecins Sans Frontières, le Dignity I. « Il faisait nuit, la météo était mauvaise, les entrailles du bateau grondaient, tout le monde était épuisé, c’était lugubre » se rappelle-t-il. « Et tout à coup, je me suis retrouvé avec un bébé dans les bras. A partir de là, je ne pouvais rien faire d’autre que de m’occuper de lui. En fait c’était « elle », une petite fille, Naomi, qui avait tout juste 10 jours. Alors on s’est mis dans une petite bulle, je lui ai chanté une chanson en la berçant. C’était un moment hors du commun, ce petit poids plume, dans mes bras, au milieu de la Méditerranée, dans ce décor de film d’horreur ». Au moment du débarquement, Stéphane a toujours un enfant dans les bras.
« C’est la partie du voyage que je trouve la plus intense : quand les personnes que nous avons sauvées en mer posent pour la première fois le pied en Europe, on sait que la route est loin d’être finie pour eux, qu’un long périple les attend et on les regarde partir la gorge serrée d’émotion ». La tension retombe après des nuits sans sommeil et après le traumatisme d’un sauvetage tragique, au cours duquel cinq corps ont été retrouvés au fond d’un canot, rejoints le lendemain sur le pont avant de l’Aquarius par quatre autres repêchés après un naufrage tragique. Les yeux humides, le visage fermé, certains sauveteurs se cachent pour ne pas s’effondrer devant les autres. Stéphane, lui, reste debout, solide. Il va contrôler les prévisions météo, prêt à repartir en mer et à intervenir sur de nouveaux naufrages.
L’inaction des gouvernements, la tragédie quotidienne de réfugiés en Méditerranée qui se poursuit sans que personne ne fasse rien pour l’endiguer, le met terriblement en colère. « C’est une situation triste, lamentable. Quand on est sur le terrain, on est vraiment confrontés à la réalité des choses et ça fait vraiment mal au cœur pour l’humanité » dit-il. « Les moyens médiatiques, financiers, politiques existent pour faire en sorte que les choses se passent différemment, que ces personnes qui fuient leurs contrées n’aient pas à subir ce genre de traversées éminemment périlleuses. Les migrations ont toujours existé, on devrait être capable d’éviter d’en arriver là ».
Arrivés au port de Catane, sa mission est terminée. Avant de quitter le bateau, il doit récupérer son passeport auprès du Capitaine. « Un jour, après le sauvetage des 722 Erythréens à bord d’un énorme bateau en bois, je me suis rendu compte qu’avec mon passeport français j’ai pu voyager dans le monde entier et qu’eux non. Ils n’ont rien le droit de faire. Et je me suis demandé : pourquoi nous on a le droit d’aller où on veut et pas eux ? C’est égoïste et injuste ».
Le temps est venu pour Stéphane de repartir vers d’autres horizons. Il ne sait pas quand, mais il reviendra sans doute à bord à un moment ou à un autre. En attendant, à ceux qui restent sur l’Aquarius, il laisse le souvenir de ses prévisions météo quotidiennes, de son expression « a good window for rescue » prononcée avec un fort accent français et de sa franchise. Et surtout une recommandation : « avoir du cœur », faute de pouvoir changer le monde.
Par Mathilde Auvillain
Photos : Susanne Friedel, Andrea Kunkl