« Je ne peux pas m’empêcher de penser. » – Laurence, chargée de communication
14 mars 2020

276 personnes secourues par l’Ocean Viking en Méditerranée centrale ont été débarquées en lieu sûr en Italie le 23 février. La mise en quarantaine du navire et de ses équipes, mesure préventive prise par les autorités italiennes ce jour-là, a quant à elle été levée le 8 mars dernier. Pendant ces jours de confinement, Laurence Bondard, chargée de communication à bord, a voulu partager les réminiscences de ses échanges avec les personnes secourues par l’Ocean Viking en ce mois de février.

À bord de l’Ocean Viking, le 26 février 2020

« Je n’arrête pas de penser aux rescapés que nous avions à bord il y a encore quelques jours. Leurs traumatismes, leurs terribles histoires de torture, d’extorsion, de captivité, de violences sexuelles, d’évasions… Leur sourire aussi. Leur étonnante résilience, leur force, leur gentillesse et leur reconnaissance.

Pendant tout ce temps durant lequel nous attendions un lieu sûr où ils seraient tous autorisés à débarquer, pas un jour ne passait sans que quelqu’un me demande un moyen de recharger son téléphone et d’appeler ses proches. Certains d’entre eux n’avaient pas parlé à leurs parents depuis des années. Ils ne savaient pas où ils étaient, ni même s’ils étaient toujours vivants. Et inversement.

Je ne peux pas m’empêcher de penser à Yussif (le nom a été modifié), un garçon de 17 ans, et à ses yeux immenses, ouverts sur la vie. Il était assis à côté de moi sur l’un de nos canots de sauvetage, juste après avoir été évacué d’un frêle bateau pneumatique. Son passage, il l’avait payé une fortune, pour aller vers une destination pratiquement impossible à atteindre dans des conditions aussi dangereuses. Visiblement, il était totalement « terrifié ».  Plus tard, il me l’avouerait. A plusieurs reprises, j’ai cherché son regard. J’espérais le rassurer d’une manière ou d’une autre par mon calme. Je voulais, par un sourire, lui montrer que nous n’allions pas lui faire de mal. Je voulais qu’il comprenne que plus personne n’allait le traiter comme « un esclave ». Mais il avait « trop peur pour nous regarder », m’a-t-il expliqué deux jours plus tard. Il ne savait pas qui nous étions : il « a appris à se méfier des étrangers ».

Je ne peux pas m’empêcher de penser aux femmes et à leurs bébés. A cette femme qui m’a raconté comment, dans un centre de détention libyen, elle a vu plusieurs hommes creuser un trou, y mettre un petit bébé et le couvrir de sable jusqu’à ce que la majeure partie de son visage disparaisse, avant de le remettre à sa mère. Ils ont fait en sorte que toutes les femmes présentes comprennent à quel point ils étaient cruels.

Je ne peux pas m’empêcher de me poser cette question, lancinante :  « tous ces gens vont-ils se noyer sans témoin pendant ce temps d’attente, sans bateau de sauvetage dans la région ? » Le 9 février dernier, une embarcation a été portée disparue avec 91 personnes à son bord. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a indiqué que ces dernières 24 heures, quelque 340 personnes avaient été interceptées par les garde-côtes libyens et renvoyées de force dans ce que tous les naufragés avec qui nous parlons qualifient « d’enfer libyen”.

La Méditerranée centrale est la voie de migration maritime la plus meurtrière au monde. Elle a été complètement dépouillée des moyens navals européens de l’Opération Sophia. De frêles esquifs remplis d’êtres humains peuvent s’y briser, chavirer, disparaître sans témoin chaque jour, chaque minute, chaque seconde. Cela peut se produire à tout moment, même lorsque nous sommes en opération en mer. Durant cette quarantaine à bord, il faut trouver de quoi s’occuper pour arrêter de trop penser, c’est un défi. »

Crédit Photo: Anthony Jean / SOS MEDITERRANEE