Viviana, marin-sauveteur : « Je le regardais et je me disais qu’il pourrait être mon fils. »
10 septembre 2018

Au cours de ses 32 mois d’opérations en Méditerranée centrale, nos équipes ont porté secours à près de 30 000 personnes. Parmi elles, environs ¼ sont des mineurs, et une grande majorité voyage seule. Originaire de Sicile, Viviana est membre de notre équipe de marins-sauveteurs à bord de l’Aquarius. Dans un entretien exclusif, elle revient sur son rapport à ces enfants et adolescents qu’elle a croisés à bord de l’Aquarius. Des rencontres hors du commun avec des jeunes souvent vulnérables qui pourraient être ses enfants. Récit.

 

1- Comment vous sentez-vous lorsque vous portez secours à des mineurs en pleine mer ?

« Je crois que n’importe quelle mère se sentirait comme moi. Je les regarde, je me dis qu’ils pourraient être mes enfants. Ça me rend dingue. Pour une maman, l’idée même que ses enfants puissent voyager seuls dans l’obscurité, sur une embarcation de fortune, c’est impensable. Les mineurs sont très vulnérables. J’ai vu beaucoup d’adolescents de différents pays voyager seuls, au milieu d’adultes. Nous savons aussi qu’une bonne partie de ces enfants est victime de violences, y compris de violences sexuelles. Ce n’est pas difficile à accepter, c’est tout simplement inacceptable. Il m’arrive parfois d’avoir un coup de cafard quand nos regards se croisent, quand ils me sourient… Je me dis : « Nous sommes à bord, ils sont en sécurité, ils sont avec nous ». Mais je ne peux m’empêcher de penser : « Pourquoi sont-ils ici au fait ? Ils devraient être dans leur maison avec leurs parents, s’amusant avec des jouets. Ils ne devraient pas être ici. » J’espère vraiment qu’une fois débarqués, ils recevront toute la protection qu’ils méritent ». 

 

2- Comment racontez-vous ce que vous faites à bord de l’Aquarius et vos rencontres avec ces mineurs secourus par les équipes de SOS MEDITERRANEE à vos propres enfants ?

« Ils savent qu’il y a beaucoup de mineurs qui sont recueillis par ce navire et ils me remercient pour ce que je fais. Ma fille m’a même demandé : « Maman, je peux venir t’aider avec les enfants ? ». Je parle franchement avec eux. Bien sûr, il n’est pas facile de discuter de choses comme la violence sexuelle, mais ils savent que ces mineurs voyagent seuls. Ils savent dans quelles conditions ils arrivent, qu’ils n’ont rien. Ils savent comment est le voyage, ils savent tout à ce sujet. D’une certaine façon, ils ont de la chance parce qu’ils ont une mère qui peut ouvrir leur esprit et leurs yeux en faisant ce travail.

 

3- Quelles rencontres avec ces mineurs à bord de l’Aquarius vous ont le plus marquée ?

« Les enfants que nous secourons en mer ont déjà vécu l’expérience la plus dramatique de leur vie pendant la traversée. Je me souviens d’un garçon voyageant seul depuis l’Egypte, il avait moins de 12 ans. Il venait à moi et me faisait un câlin ou me souriait. Nous ne pouvions pas communiquer beaucoup parce qu’il parlait arabe et pas moi. Je le voyais et je me disais qu’il pourrait être mon fils.

Une autre fois, j’étais sur le ‘boat landing’ [l’endroit où les personnes sauvées arrivent et sont accueillies par les équipes] et mes coéquipiers marins-sauveteurs m’ont passé le corps sans vie d’une femme. Elle était si belle. Nous avions son nouveau-né à bord, Richard, 6 mois. Je me suis occupée de lui jusqu’à ce que nous arrivions en lieu sûr en Italie.

C’est le genre d’histoires qu’on ne peut pas oublier. C’est comme une blessure, une cicatrice, que tu portes. Jusqu’à présent, j’ai réagi de manière positive. Ils ont besoin d’aide, pas moi, alors je dois être forte pour eux. Je ne sais pas si je pourrais continuer longtemps comme cela, ou si ces histoires reviendront me hanter. Je souhaite au contraire qu’elles me rendront plus forte. J’espère pouvoir transcender toutes ces expériences, toutes ces cicatrices, pour transmettre quelque chose de positif à mes enfants et les aider à devenir de meilleures personnes ».

Propos recueillis par Marine Casalis

Crédits Photo : Guglielmo Mangiapane / SOS MEDITERRANEE