« Comme sauveteur, je me sens le devoir de partager ce que j’ai vécu »
De l’action de SOS MEDITERRANEE, on parle en premier lieu de ces opérations de sauvetage en mer. Tendre la main pour sauver des vies est au cœur de sa mission. En parallèle, une autre action est très importante : témoigner à terre du drame qui se joue en mer pour changer les regards, combattre les préjugés et rétablir la vérité sur la situation en Méditerranée. Cette complémentarité entre l’action en mer et à terre, Tugdual, marin-sauveteur, l’a expérimentée en participant à la mission de témoignage notamment dans le cadre de sensibilisations scolaires. Entretien.
Comment t’es-tu engagé auprès de SOS MEDITERRANEE au tout début comme marin-sauveteur ?
Il y a 3-4 ans, je naviguais sur un bateau de croisière au Vietnam, comme officier de la marine marchande. Nous avons dû secourir un pêcheur qui dérivait au large depuis plus de deux jours avec ce qu’il avait pu sauver de son bateau, quelques bouts de bois lui servant de radeau… Malgré les condition optimales – une mer d’huile, en plein jour, un bateau très facile à manœuvrer – le sauvetage s’est avéré très difficile, même pour 60 marins. Alors j’ai commencé à réfléchir et ça m’a donné envie d’agir.
Ce qui m’a plu chez SOS MEDITERRANEE, c’est leur professionnalisme. Leurs opérations en mer ont beaucoup évolué : ce qu’on fait maintenant ne ressemble plus trop aux premières…on s’améliore, on se professionnalise.
Crédit Photo : Yann Lévy / SOS MEDITERRANEE
Quant au côté apolitique de l’association, elle me correspond bien. Les gens disent ‘votre action est politique’. Mais pour moi, il n’y a rien de politique dans le fait de sauver quelqu’un. S’il y a quelqu’un à l’eau, tu le sauves : c’est dans l’ADN de tous les marins. SOS MEDITERRANEE est attaché au principe de solidarité des gens de mer : c’est une valeur fédératrice et qui fait consensus dans le milieu.
Quelles furent tes premières impressions à bord ?
Tant que tu n’as pas navigué sur un bateau de sauvetage, tant que tu n’as pas vu de tes yeux un naufrage en pleine mer, c’est très difficile de se rendre compte. Tu auras beau mettre tous les mots, tant que tu n’as pas vécu ces émotions, tant que tu n’as pas entendu ces cris, ça reste abstrait. Une fois rendu sur place, tu as forcément un choc.
La première pensée qui m’est venue, lors de mon premier sauvetage, c’est « si je n’étais pas là, si le bateau ne les avait pas repérés et secourus, ils seraient tous morts. C’est une coquille de noix, on se demande comment ça flotte au milieu de la mer : si personne ne les sauve, ils vont se noyer, il n’y a aucun doute. »
Comment ton engagement en tant que marin-sauveteur s’est transformé à terre ?
J’avais débarqué pour les fêtes de Noël. Au fur et à mesure des échanges, je me suis rendu compte que tout le monde avait des idées préconçues, des avis mal ou partiellement documentés, des préjugés… Il y avait comme un décalage. J’ai rapidement contacté Bérengère (responsable de la mobilisation scolaire pour le Grand Ouest), et j’ai commencé à faire des interventions scolaires et à parler dans des événements.
Crédit Photo: Nadjib Sellali
Il m’est apparu fondamental de transmettre à quel point la détresse et le besoin de sauvetage sont immenses. Les gens minimisent, ‘ils n’ont qu’à rester chez eux’ entend-on. J’essaie de leur faire comprendre qu’en fait, les gens sont en train de mourir. On dit comme ça ‘des migrants’ ! Moi je ne vois pas de migrants, je vois d’abord des personnes humaines, comme vous et moi, avec leur vie, leurs envies…
Ce qui est primordiale dans la mobilisation, particulièrement dans le scolaire, c’est d’aller au-delà de ces idées préconçues, d’expliquer que des gens risquent leur peau. On entend souvent des affirmations basées sur des préjugées… ‘Ils peuvent attendre’ ou encore ‘On n’a pas la place pour les accueillir.’ Les gens ne se rendent pas compte qu’ils sont en danger de mort imminente, qu’une embarcation peut couler en trois minutes.
Nous, on sauve des gens qui se noient c’est tout. Avec le public, tu te retrouves parfois pris à partie, ce n’est pas mon métier de discuter, je ne suis pas militant, moi je sors des gens de l’eau ! J’essaie de rester focalisé sur le sauvetage. J’ai besoin qu’on comprenne qu’on sauve des vraies personnes, avec des vies, des rêves et que ces gens ont le droit de vivre, tout simplement.
Pourquoi est-ce important de parler de ton expérience devant ces élèves du collège, du lycée et d’ailleurs ?
La mission de témoignage est importante, c’est l’une des trois missions de SOS MEDITERRANEE (sauver, protéger, témoigner). Mon but n’est pas d’essayer de convaincre. Il faut juste informer avec des faits, les plus proches du terrain que possible. Il faut pouvoir parler avec son cœur, avec ses tripes, savoir répondre aux questions parce qu’on a vu de ses yeux la réalité : on est témoin. Il faut pouvoir amener l’autre à se questionner, à réfléchir en donnant des éléments précis et factuels.
Avec tous ces éléments de compréhension, on ne peut pas être indifférent face à ces drames. Les gens n’ont pas accès à des informations en tant que témoins directs : ils lisent la presse, souvent des mêmes sources, et beaucoup d’informations erronées circulent.
Crédit Photo : Emilien Bernard / SOS MEDITERRANEE
Tous les bénévoles de SOS MEDITERRANEE sur le terrain sont loin de ce que vit un marin-sauveteur à bord de l’Ocean Viking : le sauvetage est un métier à part entière, c’est un engagement humain avant tout. Les bénévoles s’engagent avec la même énergie, la même conviction que s’ils étaient, eux aussi, sur le bateau, à sauver des vies. Ça permet de rassembler des gens de milieux et de statuts très différents, ça crée des liens avec un message fédérateur et plein d’espoir.
Ce soutien citoyen, à terre, est nécessaire, pour nous les marins-sauveteurs : on se sent moins seuls. Une action de sauvetage, quand tu la mènes à 500, à 1000 à 100 000 c’est extraordinaire. On est ensemble !
Les besoins de sauvetage sont immenses. Sans ce tissu citoyen, à chaque sauvetage il y aurait une dépêche et c’est fini. Avec tous ces bénévoles qui vont dans les écoles, dans des débats, qui projettent des films partout en Europe et en parlent, sans relâche, ça oblige les politiques, les institutions, à ne pas être complètement sourds et aveugles aux naufrages qui continuent de tuer des gens chaque jour, de ne pas faire comme si ça n’existait pas.
Il y a peu de gens qui sont allés à bord. Même si maintenant je suis à terre, c’est une expérience dont je suis très fier, et je me sens le devoir de partager ce que j’ai vécu. En témoignant ça permet d’apporter des précisions, une aide à la compréhension des enjeux en Méditerranée.
Un message à faire passer ?
Bon courage à tous les marins à bord. Et à ceux qui liront cet article, s’il vous plaît, ne réduisez jamais les personnes que nous sauvons à un chiffre, à ce terme de ” migrants “. J’aimerais qu’on parle enfin de ces gens qui ont vécu des choses tellement atroces qu’elles sont hors de portée dans notre imaginaire.
Ils ont juste envie de vivre et ça ne tient qu’à nous de tenter de leur apporter un avenir un peu plus serein.
Lire aussi l’article sur le Retour à terre avec Tugdual et Jonathan
Crédit Photo : Hara Kaminara / SOS MEDITERRANEE