Carnets d’Hippolyte BD reporter à bord de l’Ocean Viking, épisode 9 – Parcours de vies

10 juillet. 

Boulevard Belsunce.  

Terrasse. De l’ombre. Un café allongé. Du sucre. Des passants. Par centaine. Un défilé. Masqués. Voilés. À l’air libre. À pieds. En trottinettes. En tramway. En poussettes. Des flux. Des échanges. Des embrassades. Des « Checks ». Du coude. Du pied. Des distances. Des discussions. Des hommes. Des femmes. Des enfants. Des chiens. À terre. Dans les bras. Une question de taille. De diversité. De Marseille. 

Je retrouve Laura, la responsable com des opérations, aux bureaux de SOS, j’en saurai peut-être plus sur ma date de départ. 

« Un café ? » 

Ne jamais refuser un café. Ou n’importe quelle occasion de discuter. 

« Du sucre ? » 

Je ne suis pas à ça près. 

« La date de début de quatorzaine se fera au mieux le 23 juillet, sans doute en Sicile, où l’Ocean Viking est au mouillage, en quatorzaine, depuis 3 jours. » 

L’attente va être longue, il y aura sûrement d’autres cafés, dégustons chacun d’entre eux. 

Je croise Fred venu refaire un plein de café, sans sucre, il est en charge des opérations à terre, des « OP », une personne essentielle et le lien direct avec l’équipe du navire. Toujours rieur et bonhomme quelle que soit la situation, il évoque l’état des troupes rapidement « on les laisse un peu se reposer là, mais on va démarrer un travail avec des psys, à distance forcément, pour évaluer l’état de chacun, ils avaient jamais connu ça à bord. » 

Ils nous parlent également de bateaux de migrants arrivés à Lampedusa hier, près de 600 personnes. C’est la haute saison, mais c’est quasiment du jamais vu. 

Les rescapés de l’Ocean Viking, traumatisés par leur voyage et l’interminable attente pour être enfin débarqués, ont été placés illico presto sur un nouveau navire au mouillage en Sicile, un ferry, le Moby Zazà. 

« Tu as vu à quoi ressemblait le Moby Zazà ? » 

Laura me montre des photos sur son ordinateur.  
 

Coyote, Bip Bip, Titi, Gros Minet, Taz.  

Il ne manque que Speedy Gonzales pour le que le tableau soit parfait.  

Tous les personnages couvrent, en format géant, les parois du Moby Zazà. Ça pourrait ressembler à une blague, mais c’est bien réel. 

Laura fait défiler des images du Moby Zazà prises depuis l’Ocean Viking. Elle est perpétuellement en contact avec tout ce qu’il se passe. Sur le navire, dans la presse, sur internet, dans la zone. 

Les deux bateaux se retrouvent aujourd’hui en quatorzaine, à quelques secondes de distance, à vol d’oiseau.   

Dans la presse italienne, l’équipe a appris que tous les rescapés avaient été testés négatifs au Covid par l’équipe médicale italienne montée à bord de l’Ocean Viking trois jours plus tôt.  

 « Sachant que l’équipage de l’Ocean Viking avait déjà fait une quatorzaine avant le départ, et que toutes les mesures ont été prises sur le bateau, on peut facilement en déduire que l’équipage est négatif aussi. De là à ce que la quatorzaine s’arrête avant… » 

 Je demande à Laura pourquoi on ne démarre pas notre quatorzaine en même temps que l’équipage à bord, pour réduire le temps de transition. Pourquoi on doit attendre jusqu’au 23 juillet pour démarrer notre quatorzaine avant de monter. Imaginant innocemment que l’on pourrait gagner quelques précieuses journées potentielles.  

« Parce qu’on compte un moment de Port Call, d’escale, où on aura plein de choses à faire. Et surtout parce qu’on veut réduire au maximum le temps passé en quarantaine pour les équipes à terre. »  

Laura me montre le calendrier. 

« A priori, on va pas repartir avant le 5 ou le 6 août, le temps de faire tout ce qu’on veut. Et puis on ne sait pas si on repart de Marseille ou de Sicile, donc il y aura peut-être un temps supplémentaire une fois la quarantaine finie, de navigation vers Marseille, donc c’est beaucoup plus réaliste de se donner ce temps-là, et pour les équipes aussi. » 

L’autre grande question, vu l’incertitude sur l’état des troupes à bord, est de savoir qui de l’équipage en place restera pour la prochaine rotation. 

« Alors on a déjà une bonne partie des membres de la nouvelle équipe, mais on doit encore en trouver d’autres. S’il y en a qui restent, ce seront plutôt des exceptions. Il y a quand même beaucoup de postes à tourner d’un coup. Et puis avec pas mal de contraintes, comme trouver des gens en dehors de l’espace Schengen, qui puissent venir normalement, sans problèmes. C’est encore un peu compliqué avec la pandémie, ça reste un challenge. » 

Je lui parle d’un ami à moi, médecin à La Réunion, qui souhaitait embarquer sur l’Ocean Viking. 

« Ah bon ? Il a fait de l’humanitaire déjà ? Ça faut que tu voies avec Louise, c’est elle qui gère ça. » 

Je lui explique un peu le profil de mon ami médecin, sans doute l’envie de parler. 

« En fait je lui avais parlé de mon voyage prochain à bord. Et deux jours après il me rappelle, pour me demander s’il peut embarquer. C’est un super médecin, la cinquantaine, sportif, qui s’occupe plutôt des personnes âgées, mais il est bien 4×4, il a déjà participé à des traversées moto genre Paris Dakar, donc il sait gérer l’humain et les imprévus. Bon je crois qu’il voulait un peu se prouver quelque chose aussi. Son fils était rentré pour le confinement, et ça avait un peu fini en clash, il l’avait un peu traité de « vieux con réac », la jeunesse quoi. Du coup je pense qu’il voulait un peu se racheter une image, une virginité tu vois ? Après c’est un bon gars, vraiment, c’était touchant de sa part, mais je sais pas si vous avez beaucoup de médecins disponibles ?  

– C’est la première fois qu’on opère sans les équipes de MdM ou MSF, il y a quand même pas mal de candidatures… mais ça peut ne pas être évident de trouver quelqu’un de disponible en juillet. » 

Léa, croisée hier, avait évoqué le Sea Watch, bloqué lui aussi en Sicile. 

« Oui, on a eu l’information mercredi soir, ils ont eu une inspection des garde-côtes italiens eux aussi. En fait comme le Mare Jonio l’avait eue et l’Aita Mari, deux autres bateaux d’ONG, au printemps. » 

– Il y a combien de bateaux d’ONG en Méditerranée ? 

« Ca se compte sur les doigts d’une main en ce moment… Il y a le Sea Watch 3 donc qui vient de se faire arrêter, Aita Mari qui est basque et qui est rarement en mer… ils ont eu des problèmes techniques il y a pas longtemps et puis ils sont repartis pendant le Covid eux. Enfin ils sont même pas repartis en mission, ils étaient en escale à Palerme, ils voulaient juste repartir vers l’Espagne, vers leur port d’attache, et y a eu des alertes de détresse à ce moment-là donc ils se sont détournés. Et ça s’est arrêté à la suite de ça. » 

– C’était les seuls à tourner pendant le confinement ? » 

« C’était eux et l’Alan Kurdi, d’une ONG allemande, Sea Eye. Donc : Alan Kurdi, Aita Mari, Sea Watch 3, Sea Watch 4, financé par l’Eglise protestante allemande, qui va arriver bientôt, nous et Open Arms, les Espagnols, qui devraient bientôt repartir après un long  moment d’arrêt, leur bateau est assez vieux et ils ont eu des problèmes techniques. » 

– Léa m’avait parlé du Mare Jonio, il navigue encore ?  

« Ah oui le Mare Jonio, de l’organisation italienne Mediterranea Saving Humans, mais je t’en ai parlé je crois ? Eux ils sont en quarantaine. Ils ont deux bateaux : un voilier et un bateau. Ils ont fait un sauvetage au mois de juin et ont pu débarquer rapidement. Ils sont repartis, ont fait un autre sauvetage et ont pu débarquer. Ils sont en quarantaine cette fois et on ne sait pas quand ils repartiront. » 

Autant dire qu’il y a très peu de bateaux de secours en mer en ce moment. 

« En ce moment, il n’y en a pas. Il y a deux avions de Sea Watch qui continuent à voler. » 

– Ils ont des avions Sea Watch ?  

« Oui, MoonBird, le plus ancien. Et, il y en a un tout nouveau : SeaBird. Ils font de la veille. Hier ils ont repéré un gros bateau en bois en mer, comme on n’en avait pas vu depuis longtemps, avec plus de 250 personnes à bord. » 

Je demande à Laura où elle a toutes ces infos, que je ne vois pas. 

« Sur leur Twitter. Et le bateau est arrivé tout seul à Lampedusa. Il y avait aussi d’autres petits bateaux. Plus de 500-600 personnes sont arrivées à Lampedusa hier en quelques heures. Et puis je ne sais pas si t’as vu en début de semaine : un bateau marchand qui avait amené du bétail en Libye, qui est reparti de Tripoli et qui a fait un sauvetage, dans la zone de recherche et sauvetage maltaise. Les autorités lui ont demandé de faire le sauvetage et après : pas de port ! » 

On en arrive presque à une forme de cohérence dans l’incohérence. 

« Et c’est très spécial, c’est un bateau qui transporte du bétail. Ça sent très fort sur ce genre de navires, c’est vraiment rude. Il y a eu des images terribles de rescapés qui dormaient dans les salles où le bétail avait voyagé quelques jours plus tôt. Ils n’avaient plus de nourriture, plus d’eau.. » 

Grâce à la pression médiatique, le bateau a pu débarquer. Comme s’il fallait toujours un évènement exceptionnel pour que les choses se déroulent comme le droit maritime l’exige. 

« Le capitaine du navire à commencer à en parler sur les réseaux, avec les journalistes, il s’est filmé en interview, il a filmé la situation… et mardi soir ils ont pu débarquer. Il y a eu un transbordement en mer sur le bateau des Maltais.Et le capitaine a dit que si c’était à refaire, il le referait, car c’est ce que doit faire tout capitaine » 

L’écho dans la presse reste pondéré malgré tout, concentré souvent sur les mêmes médias. 

« Il y a eu le média InfoMigrants qui en a parlé et suit vraiment tout ce qui se passe, notamment dans la presse italienne et maltaise. » 

Dans les médias plus mainstream par contre peu ou rien. Non sans raison. Justifiée ou non. 

« Les médias français ? Non pas vraiment… mais Al Jazeera en a parlé.. et à Malte et en Italie ils en ont parlé. Le problème c’est l’effet dissuasif que ces longues attentes pour trouver un port de débarquement pourrait avoir sur les compagnies maritimes face au devoir d’assistance en mer Là ça s’est quand même bien terminé, mais il a attendu plusieurs jours. Pendant le pic de notre crise, lui il était en train d’attendre aussi. Cette attente, c’est aussi autant de temps qu’on ne passe pas à être disponibles en mer pour d’éventuelles embarcations en détresse. » 

Du temps de perdu. Et autant de vies non sauvées. Toujours trop. 

Mais également de l’argent. Beaucoup.  

Les frais de fonctionnement de l’Ocean Viking sont de 14000 euros par jour.  

L’histoire de SOS MEDITERRANEE dure depuis 5 ans, elle est parsemée d’embûches depuis le début, de blocages, de changements de cap, de silence des États. On en entend parler parfois, quand il y a un drame, des condamnations ou une attente interminable. Mais on ne peut imaginer tous les ressorts et les ressources que doivent déployer les équipes, pour continuer à sauver des vies en mer. 

Depuis juin 2018, toutes les opérations sont répertoriées et accessibles en ligne. 

« A partir de 2017, des attaques à l’encontre des ONG de sauvetage en mer ont commencé à se multiplier.  Alors que des centaines et de milliers de personnes continuaient à mourir en mer, on nous reprochait de « faire des choses illégales », de « favoriser l’immigration illégale », de « faire le jeu des passeurs ». Nous savons que le droit maritime, on n’en parle pas souvent, c’est assez spécifique, du coup on explique désormais, depuis 2018, chaque étape de nos opérations en mer. On explique que chaque étape est réfléchie et correspond complètement à ce qu’il y a d’écrit dans le droit maritime. Il s’agit d’être irréprochables, évidemment, mais aussi de pouvoir le prouver à chaque instant. Du coup on a mis en place un site internet, qui s’appelle « onboard.sosmediterranee.org ». » 

Laura me montre la page web, toutes les opérations de l’Ocean Viking y sont répertoriées jour par jour, chaque action définie, chaque appel ou mail émis depuis le navire notés, avec précision de la position exacte du navire à chaque fois. Rigoureux et implacable. Laura pointe du doigt la position du navire sur la carte. 

« Là tu vois l’Ocean Viking est là en ce moment. Et là tu vois les zones de recherche et de sauvetage, là c’est l’italienne, là c’est la maltaise, les deux se chevauchent à un endroit, et là c’est la zone libyenne. » 

« Nous patrouillons toujours dans les eaux internationales de la Méditerranée centrale. »   

Laura me montre la limite entre les eaux territoriales et internationales, à quelques kilomètres (12 milles nautiques) des côtes.   

« Généralement, les embarcations de fortune partent de l’ouest de la Libye, à l’ouest de Tripoli. Mais il arrive qu’on reçoive des appels de détresse venant de l’autre côté. Il y a quelques jours, on a été notifiés d’un appel de détresse ici, à l’est de Tripoli, une femme aurait accouché à bord de l’embarcation et plusieurs personnes seraient mortes. On a fait 12h de navigation pour aller les sauver et ils ont été interceptés par les garde-côtes libyens avant nous. »   

Tout a changé depuis juin 2018. 

« En juin 2018, une zone de recherche et sauvetage libyenne a été créée. Auparavant, cette zone n’existait pas. Il n’y avait pas de centre de coordination officiel pour gérer la zone, gérer les appels, envoyer des bateaux faire des sauvetages. C’était une zone grise coordonnée de fait principalement par les garde-côtes italiens et le centre de coordination des secours à Rome. 

Donc c’était vraiment l’Italie qui recevait les appels de détresse venant de la zone et coordonnait les secours avec les navires sur zone , les bateaux d’ONG, ceux des garde-côtes et tous collaboraient : Rome envoyait un message, un dispatch : « bateau repéré, telles coordonnées, si vous voyez ce bateau sur zone veuillez procéder au sauvetage » ou alors ils nous appelaient, ils nous demandaient d’y aller, tout était très fluide. Fin 2017, on a commencé à voir qu’ils ne nous appelaient plus pour les embarcations endétresse, mais qu’ils envoyaient les informations aux Libyens, qui interceptaient les bateaux et ramenaient les survivants en Libye. » 

Retour en enfer.  

– Après, c’est peut-être bête comme question, mais quel est leur intérêt aux garde-côtes libyens d’aller chercher les migrants ?      

– Leur propos est qu’ils combattent l’immigration illégale, ce qu’ils appellent l’immigration illégale, et ils sont financés par l’Union européenne, par les impôts des citoyens européens, pour le faire. Et en même temps, ils font ce qu’on leur dit de faire et sont redevables de cela. Et certes il se trouve que des vies sont sauvées dans l’immédiat, en mer, mais les personnes qui fuient  ce qu’elles appellent « l’enfer de la Libye » y sont renvoyées, en contradiction avec le droit maritime international, qui dit que les rescapés d’un naufrage doivent être débarqués dans un lieu sûr, où leurs droits et besoins fondamentaux seront respectés. 

Des moments de tensions entre le navire et les gardes côtes libyens, recevant le même appel de détresse et se retrouvant sur la zone, savoir qui va sauver les migrants en premier, pour un destin totalement différent. 

« En 2018, lors notre dernière mission à bord de l’Aquarius, ça a été tendu toute une nuit, parce qu’on avait le même appel de détresse, on n’arrivait pas à les joindre. Puis finalement ils nous ont rejoints, ils étaient derrière nous au loin, et puis nous sommes arrivés les premiers au bateau en détresse. C’était la nuit, il était surchargé, c’était très risqué pour les gens à bord de l’embarcation. Il fallait mettre les personnes en sécurité au plus vite et en même temps ils ne nous donnaient pas l’instruction de le faire… et au moment où on était en train de les sauver, c’est devenu un peu tendu. Heureusement on essaie toujours d’avoir quelqu’un qui parle arabe à bord pour la communication, pour essayer d’apaiser les tensions s’il y en a. Finalement, nous avons pu procéder au sauvetage, ça s’est bien terminé, mais on sait qu’il peut y avoir des incidents, c’est réel. » 

Laura me montre sur l’ordinateur le journal de bord de l’Aquarius, en juin, qui raconte tout ce qu’il s’était passé à l’époque, consigné soigneusement fait par fait. Il y a absolument toute la vie du navire depuis le début, consultable par tous, citoyens et États. 

« C’est une forme de pédagogie si tu veux, de tout expliquer ainsi. Là en ce moment, comme on était en état d’urgence, on n’a pas pu mettre à jour sur les derniers jours, mais on va le faire. » 

Une somme de travail aussi énorme qu’indispensable, qui mobilise des personnes quotidiennement. 

« Depuis juin 2018 c’était le REO, Research And Evidence Officer, qui était à bord pour faire ce travail de documentation, d’archivage et de mise en ligne des informations. Après le départ de MSF, on mis en place trois nouvelles positions de sauveteurs, pour pouvoir utiliser les trois canaux de sauvetage si besoin. Il y a aussi les membres de l’équipe du pont, ceux qui s’occupent des gens à bord, dont on a vraiment besoin, on l’a vu d’ailleurs sur cette mission. On a dû se séparer de la position de REO, et c’est Luisa, qui était REO avant, qui s’occupe de cette collecte de données et qui est en charge de l’équipe médicale et de l’équipe « soin » et logistique à bord. » 

Les choses se sont réorganisées : Luisa enregistre toutes les infos à bord, les vérifie avec le Search and Rescue Coordinator (SARCO), puis les envoie ensuite à terre, où l’ensemble sera traité et publié sur le site. Pour alléger sa charge de travail. 

 « C’est important parce qu’on peut toujours s’y référer, les journalistes aussi, l’info est là et elle reste quoi qu’il se passe ou se dise. On inclut les mails, les communications avec les autorités et même les appels téléphoniques sont référencés. » 

  • Oui, du coup des réponses par contre vous n’en avez pas beaucoup à mettre ?  

  • Des ?  

–  Des réponses, là, pendant l’attente ?  

  •  Oui j’avoue ! Mais ça montre aussi ça. Là on a fait une demande : pas de réponse. On a refait une demande : pas de réponse. Voilà.  

 – Et autre question bête, tu verras j’en ai plein, pourquoi y a personne qui part de Tunisie ?  

  • Ah si, il y en a ! En ce moment, cela représente une part non négligeable du nombre de départs en Méditerranée centrale. D’ailleurs, le dernier bateau qu’on a secouru était parti de Tunisie. C’est généralement des bateaux plus petits, en bois, avec une dizaine, quinzaine de personnes. » 

– Et c’est des gens qui viennent d’où ?  

– Alors le HCR il y a quelques semaines disait qu’il y avait eu un renversement de situation en termes de nationalités. Avant c’étaient surtout des Tunisiens et sur les derniers mois il y a en majorité des personnes originaires d’Afrique subsaharienne.   
– Vous avez secouru des Bangladais dernièrement. Ils viennent du Bangladesh ou ce sont des gens qui travaillaient dans les pays arabes et qui s’échappent ?  

– Les Bangladais qui fuient la Libye ont souvent une histoire très dure. Là je viens de recevoir un témoignage du bord. C’est un Bangladais qui explique qu’il a passé dix ans en Arabie Saoudite, pour le travail, sa famille lui a dit de partir en Libye parce qu’il y aurait plus de travail, mais il s’est retrouvé en pleine guerre civile, s’est fait emprisonner et soutirer des rançons. Et puis il y a le trafic d’êtres humains, : il y a des réseaux qui proviennent directement du Bangladesh pour amener les gens en Libye, soit disant pour travailler. » 

Laura me raconte également un drame qui était arrivé pendant le confinement, au large des côtes tunisiennes. 

« Tu vois ici, vers Sfax, au large des îles Kerkennah, des corps ont été trouvés par des pêcheurs».  

En Tunisie aussi, il y a des garde-côtes qui font des sauvetages. 

« Sur les derniers mois, il y a également eu des départs du Maroc, de l’ouest de la côte, pour les îles Canaries, et ils ont aussi mis en place des bateaux de quarantaine apparemment, car ils n’avaient plus de place pour les rescapés sur les îles. » 

Les origines des communautés à bord des embarcations secourues par les équipes de SOS MEDITERRANEE sont multiples. 

« Sur les derniers sauvetages, des Egyptiens, des personnes originaires d’Afrique de l’ouest, beaucoup de Soudanais ou Soudanais du Sud, des Pakistanais, des Bangladais. » 

Laura me montre toute la zone du nord de l’Afrique se trouvant sur la carte. Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Mauritanie, Mali, Niger, Tchad, Soudan, Soudan du sud, Guinée, Burkina Faso, Ethiopie, Somalie, Syrie, Liban, Irak, Arabie Saoudite, Yemen… Immense. 

Je lui parle d’un reportage que j’avais réalisé il y a 3 ans en Afrique du sud, au sud de cette zone, sur les migrations de toute l’Afrique subsaharienne vers cet « eldorado arc en ciel ».  

Laura avait travaillé là-bas, avec le HCR (Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés).  

« Ça c’est une situation dont on ne parle pas du tout ici, je ne m’en rendais pas compte avant d’y aller, tous ces Congolais, Éthiopiens, Somaliens qui migrent là-bas et survivent dans des conditions terribles, c’est d’une violence inouïe. » 

A Prétoria, en 2013, Laura s’occupait d’une cellule mise en place par son chef de l’époque, une hotline recevait les appels lors d’incidents dans les Townships, pour les réfugiés, les demandeurs d’asile. « C’était jour et nuit, ça ne s’arrêtait jamais. Et puis il y avait ces ratonnades contre les communautés étrangères, perpétrées régulièrement, d’une violence extrême.» 

Lors de mon reportage là-bas j’avais pu suivre ces évènements, scènes surréalistes où des exilés étaient brûlés au cœur des Townships, « pour l’exemple » et filmés en direct sur les réseaux. Laura a suivi tout cela.  

Laura est née en 1991, elle a grandi avec la fin de l’Apartheid, l’avènement de Mandela, cet espoir d’un monde nouveau après des années d’injustice sociale, cette histoire lointaine et tellement contemporaine.  

Cette découverte d’un pays multiple et de toutes ces problématiques régionales, agissant comme miroir de notre société occidentale, aura été un déclencheur dans la vie de Laura, « je pense que c’est ce voyage qui m’a poussé vers SOS ensuite. » 

Son premier contact sur le sujet des réfugiés avait pourtant eu lieu aux États-Unis, à Washington. Laura travaillait sur les femmes demandeuses d’asile, qui venaient beaucoup du Congo, en tant que francophone la charge lui était logiquement dédiée. 

« Des femmes congolaises, ou d’Afrique de l’ouest, que des familles riches faisaient venir aux États Unis. Avec des papiers, pour travailler. Et une fois arrivées dans les maisons, on leur enlevait leur passeport et elle faisait des tâches ménagères enfermées toute la journée dans des maisons. lIl y avait aussi le mariage forcé. »  

« Après les missions en Méditerranée, quand tu rentres chez toi, tu t’es impliquée, tu es au courant de tout ce qui se passe, et tu vois que personne n’en parle, qu’on n’a pas conscience vraiment de ce qui se passe, et tu sais que tes gouvernements sont impliqués. Il a des fantômes qui hantent les marins-sauveteurs, des sauvetages difficiles qui reviennent toujours en tête, des images marquées à jamais et, en même temps, souvent ils y retournent, car tu as conscience de ce qu’il se passe et tu voudrais que ça s’arrête, que les Etats prennent leurs responsabilités avant d’avoir à y retourner. Et puis tu vois, il y a des moments on a eu les honneurs, on ne fait pas ça pour ça, mais c’est pour dire à quel point tout ça est paradoxal : on a reçu le label « Grande Cause Nationale » 2017 en France et en même temps les ONG étaient accusées de faire le jeu des passeurs. Et tu vis avec ça dans ton pays, tu essaies de continuer…tu vois Alessandro par exemple, il est à la Croix Rouge italienne en même temps, pendant la crise du Covid il était ambulancier.. » 

Comme Laura, toutes les personnes qui travaillent pour SOS MEDITERRANEE ont des parcours atypiques, chargés d’histoires, qui forcent le respect et méritent bien des honneurs. Des parcours profondément humains, au sens le plus noble, dans un monde de plus en plus méfiant et replié sur lui-même, celui des autres avant soi.