2 août
Dimanche matin. Ce sera mon dernier jour à Porto Empedocle, en Sicile, à bord de l’Ocean Viking.
Toujours à quai. Toujours bloqué par les autorités italiennes. Toujours dans l’impossibilité de sauver les personnes qui se noient en Méditerranée dans le silence d’une Europe qui regarde ailleurs.
Et toujours pas de départ en mer prévu dans l’immédiat.
Aucune date, aucune certitude. Le temps de l’usure.
Ces derniers jours, je n’osais plus appeler mon fils à La Réunion, pour lui annoncer que le bateau était encore bloqué. Après le refus de débarquement de 11 jours, après le blocage des autorités italiennes. Le temps s’allongeait inexorablement et mon absence, prévue pour deux mois dans le pire des cas, pouvait s’allonger à trois mois, voire plus. Je ne savais pas comment gérer cela.
Peu avant de venir en Sicile à bord de l’Ocean Viking, il avait eu ces mots-là au téléphone :
« Papa c’est simple, tu as deux choix. Soit tu décides de rentrer à La Réunion et de profiter de ta vie, avec moi, la maison, les amis, mais je sais que tu es là. Soit, tu décides de rester et d’aller au bout de ce qui t’anime, de raconter les gens qui sauvent des vies. Moi je vais bien, fais ce en quoi tu crois. »
À hauteur d’un enfant de 11 ans les choses sont simples et évidentes, et de mon côté j’ai cette chance que d’autres n’ont pas : j’ai toujours le choix. Dans un regard embué par l’émotion.
Voici un mois que j’attends, entre Marseille et la Sicile, la décision a été prise de terminer ma mission, comme une première partie, pour revenir ensuite quand le bateau prendra la mer, en espérant que ce soit le plus tôt possible. Ce soir, je rentre sur Marseille.
Jour de relâche pour tout le monde. Tout est prêt pour la visite de lundi par les services de certification. Je réserve un taxi pour me rendre à l’aéroport de Catane, Luisa me donne le numéro de Stefano, elle a fait le trajet avec lui pour nous rejoindre et superviser la fin des opérations de préparation du navire. « Il parle français et allemand, mais tu verras il parle beaucoup ! »
Ça tombe bien, j’adore les histoires.
Avec Mat’ nous décidons d’aller à la plage, située au nord du port, juste après l’immense cimenterie et ses hautes cheminées qui surplombent la mer. Apparemment, il y a un site touristique qui fait la fierté du lieu : les marches turques. Une serviette, de la crème solaire, un maillot et nous voilà partis, un pied devant l’autre, sous un soleil déjà haut.
Nous traversons la ville, des allées de lauriers roses très pittoresques, qui masquent quelques temps la vue urbaine et défraichie du lieu et lui confère des allures de station balnéaire cosy. Fan Tutte.
Bitume. Quatre voies. Traverser. Soleil. Plage. Enlever ses chaussures. Sable chaud. Remettre ses chaussures. Ou marcher à fleur d’eau.
Des corps commencent à se dessiner sur la plage, à perte de vue.
Bronzés, huilés, jambes écartées, le buste haut, le regard vers l’horizon.
Je m’amuse des poses que prennent les gens alanguis au soleil de midi. « Les gens ne se tiennent pas de la même manière suivant les pays. » Clairement nos corps disent que nous ne sommes pas d’ici. « On marche un peu ou tu veux te baigner tout de suite ? »
On marche. On observe. Et on discute.
Je prends beaucoup de photos à la volée.
« Tu prends des photos et après tu dessines ? »
« Ça peut me servir si je n’ai pas le temps de dessiner, mais rien ne remplace le dessin et le temps du dessin. Tu vois ces maisons au-dessus de la plage ? Regarde les barrières. Elles sont toutes différentes. Il y a des barrières en bois, bien droites, mais la maison d’à côté les barrières sont en pierre, c’est un muret sculpté, celle d’à côté sont en bois aussi mais différentes, avec de la végétation, des ronces qui les traversent. Chaque maison a des barrières différentes. Si tu les prends en photo, tu ne vois pas ça au premier coup d’œil. Mais si tu dessines, tu vas te rendre compte de toutes ces différences et de ce que ça raconte de chaque lieu, parce que tu prends le temps de regarder les détails, au-delà du premier regard. Comment un objet raconte en lui-même. Et c’est pareil pour tout, il y a des centaines de formes de barrières différentes, des milliers d’arbres différents, de formes de feuilles, les corps sont tous différents aussi, les poses que prennent les gens sont différentes, ça raconte quelque chose à chaque fois. Les dessiner c’est un peu se les approprier. Et une fois que tu les as dessinés tu as compris comment ça tenait, comment c’est construit et tu pourras les redessiner ensuite. De tête. Alors que si tu demandes à un enfant de dessiner un arbre, il va te dessiner un tronc, droit, et une boule verte sur le dessus. Mais y a aucun arbre comme ça ! Par contre demande lui de regarder la nature, les arbres autour de lui. Et là il y a un nouveau monde qui s’ouvre. Un monde de nuances, de subtilités, de différences. »
Mat’ me parle un peu de sa vie à Anvers. À 27 ans, il vit toujours chez ses parents, quand il n’est pas en mer la plupart du temps. J’imagine qu’ils sont fiers de lui et de son engagement.
« Ah ! Ils me disent qu’un jour je vais réussir ! Pour eux ce n’est qu’une étape comme un délire de jeunesse. Je pense qu’ils estiment que j’aurai réussi le jour où j’aurai une maison et un travail stable. Olala ! » Mat’ a une sœur cinq ans plus jeune que lui. « Elle est très sérieuse, elle a un petit ami, elle étudie. Bon parfois je parle avec elle de ce qu’il se passe un peu ailleurs dans le monde, mais j’y vais doucement. » Pour beaucoup, Mat’ peut passer pour un hurluberlu, loin des modèles écrits par la société. Il préfère prendre tout ça à la rigolade, lui sait où il va. « Olala ! »
Le regard des autres, les objectifs et les problématiques de chacun, la conscience de soi, du monde, la place que l’on se donne, la façon de composer avec tout ça. Je lui parle de l’échelle des consciences de Paul Chefurka. Pendant ce temps-là les gens continuent de bronzer allègrement. Les premières bouées licornes commencent à apparaître à mesure que la foule s’épaissit en mer.
« En fait, Chefurka parle de différents niveaux de compréhension de la crise mondiale actuelle et il échelonne ça sur plusieurs niveaux de prise de conscience… en gros le niveau un, tu n’as aucun problème, t’es plutôt heureux, y a des trucs qui ne vont pas sur terre mais t’es juste embêté par les trucs qui peuvent te concerner directement, le reste c’est loin, ça te concerne pas donc tu t’en fous. Au niveau deux, tu commences à avoir conscience d’un problème particulier, comme la surpopulation, le changement climatique ou la criminalité et ça occupe toute ton attention. Pour beaucoup de gens par exemple, ça peut être la peur des étrangers, et à ce niveau, tu deviens un vrai militant de cette cause-là mais tu es aveugle à tous les autres. Ce qui donne souvent lieu aux discussions de comptoir ou aux discours politiques. Au niveau trois, tu commences à avoir conscience de nombreux problèmes, ça commence à devenir plus complexe mais ça reste restreint sur les problèmes que tu crois connaitre… donc par exemple tu commences à relier ça à l’histoire, à la géopolitique, etc. mais de manière assez restreinte et toujours dans ton optique de départ… puis le niveau quatre, là tu as conscience des connexions entre de nombreux problèmes, ça devient vraiment global et là tu commences à te dire qu’il n’y a peut-être pas de solutions, seulement matière à réflexion et là tu ne peux en parler qu’avec un nombre restreint de personnes… avec des gens au niveau 2 par exemple ça devient compliqué car il y a trop de raccourcis et la discussion devient impossible, tu vois ? et puis enfin y a le dernier niveau, le niveau cinq, où tu as conscience que la situation englobe tous les aspects de la vie, ce que tu fais, ce que tu as fait, nos relations avec les autres, notre place dans le monde, l’univers et là tout problème est sujet à réflexion, il n’y a plus de solution en tant que tel, mais c’est souvent la porte ouverte à la dépression ou à la méditation. »
Devant nous, de jeunes filles se prennent en selfie, en file indienne, elles ont toutes un maillot de bain rouge. Un peu plus loin, un homme est assis sur une chaise pliante, à l’ombre de son parasol, il déguste une glace.
« Ils sont à quel niveau, tu crois ? »
« Au niveau Instagram, mais ça englobe pas mal de problèmes, non ? Rolala, ah ah! »
Le soleil a fait son affaire et nous posons nos serviettes pour plonger nos corps dans la mer.
À notre sortie de l’eau, un vendeur qui déambule sur la plage se dirige vers nous, les touristes se font rares et nous sommes clairement une clientèle de choix. Ou tout au moins qui pose question. L’homme est affable sous son chapeau, il vend des baffles Bluetooth, la connexion se fait aisément : Marocain, arrivé depuis quelques mois, il s’en sort comme il peut. « Je ne suis pas très bien ici, ça fait 6 mois que je suis arrivé, j’espère vraiment pouvoir aller en France, le temps de faire mes papiers, mais c’est très compliqué et la vie est rude. »
Nous le voyons repartir au loin, ses enceintes sous le bras.
Dans l’eau, un couple se distingue. Elle est blanche, il est noir. Ils s’embrassent fougueusement dans les vagues. Cette image me fait sourire, comme un possible heureux au milieu de tout le reste, une image romantique qui supplante une réalité monochrome.
Sur le chemin du retour vers le port, la plage s’est un peu plus remplie de monde. Il n’y a plus d’espace libre. Nous nous approchons de l’usine Italcementi, la cimenterie qui domine et coupe la plage avec ses deux immenses cheminées. Derrière nous la plage et ses milliers d’estivants siciliens, de l’autre côté de l’usine le port, l’Ocean Viking, le camp de migrants et la ville de Porto Empedocle.
Au pied de l’usine, seul, un homme est assis à l’ombre d’un parasol aux couleurs de l’arc en ciel.
Entre deux mondes. Un rêve désuet. Comme un brin de poésie dans une forêt démente.