Dimanche 12 juillet.
Un dimanche. Mon premier à Marseille.
Pas de grasse matinée, ni de croissants chauds, mais une déambulation matinale dans une ville qui dort sous un soleil déjà haut, en quête d’éléments pour préparer un gâteau.
Ce midi je suis invité au pique-nique des bénévoles de SOS MEDITERRANEE, et je compte bien soigner mon entrée.
Loin de la ville, loin des bureaux, loin de la mer, à la campagne, les équipes vont enfin se retrouver après ces mois confinés qui les ont éloignés les uns des autres, physiquement. LE besoin de se voir se fait sentir. Resserrer les liens.
« Ça nous manque de nous voir »
Pendant tous ces mois, le travail ne s’est pas arrêté, comme ailleurs il a été transformé, adapté, à cette situation inédite et subite, plus qu’ailleurs peut-être, pour continuer à exister, à survivre.
SOS MEDITERRANEE dépend principalement de fonds privés, à plus de 90%.
Et depuis mars, tous les évènements ont été annulés, le tissu de plus de 500 bénévoles isolés, confinés, comme des oiseaux mis en cage, mais conservant toujours leur désir de voler. Les uns avec les autres, au service des autres. Ensemble.
Avec Guillaine, nous embarquons trois autres personnes dans sa voiture.
Seb est bénévole dans l’évènementiel. « Il travaille dans les musiques actuelles, voire très actuelles. Et c’est un Marseillais, il connait très bien le réseau ici, tout le tissu culturel et musical et il a ce lien aussi avec des icônes locales… hein Seb, genre IAM un peu non ? »
Guillaine fait les présentations, Seb sourit et opine gentiment du chef en tirant sur sa cigarette, aussi modeste qu’une volute de fumée.
Audrey et sa jeune fille Elisa nous rejoignent au lieu de rendez-vous, sourires en avant et accent marseillais déchirant le silence de ce matin calme. Audrey est professeure de dessin, en lycée pro « le meilleur endroit, avec de chouettes gamins », sa fille dessine aussi. Elle avait participé à un « paysage exquis » durant le confinement, ajoutant une baleine à la myriade de lieux rêvés se succédant le long d’une ligne d’horizon dessinée. Après avoir vu l’un de mes dessins. Le monde est définitivement petit.
Nous roulons dans les petites routes de campagne, entre deux discussions sur la situation du monde, Audrey guide Guillaine pour arriver au point de rendez-vous.
« C’est le pays de Pagnol là non ? »
Elisa est à mes côtés à l’arrière du Peugeot Partner qui tangue à chaque virage. Le chant des cigales augmente à mesure que l’on s’éloigne de la cité phocéenne pour plonger dans la garrigue. Je tente de tenir mon croquis intérieur voiture malgré le roulis, sous les yeux attentifs de la jeune dessinatrice.
« Et toi Elisa, à part l’école c’est quoi ta grande passion ? »
Dix secondes de lecture du second degré et un sourire.
« Ah Ah… ben … le dessin et la lecture surtout. Et puis passer du temps avec mes amis. Mais là j’ai pas trop pu. »
Le lien social comme source de vie.
« Ça va Hippolyte, t’arrives à dessiner en voiture, pas trop brassé ? »
« Ben toi tu vas gérer le bateau alors ! »
Notre voiture arrive sur le petit parking en gravier chauffé par le soleil de midi. Un groupe de bénévoles est déjà là, faisant des signes de croix avec leurs bras. Une habitude des signaux de détresse sans doute.
« Le parc est fermé ! Par arrêté municipal. Les policiers bloquent l’entrée. »
Audrey va s’enquérir auprès d’eux, un homme et une femme en police montée, qui la dominent à l’ombre des arbres sur leur fidèles destriers.
Il faut trouver une autre option.
Tout le monde y va de son avis.
Je m’assois et dessine ce conciliabule opérationnel.
Et les chevaux.
Je ne pensais pas dessiner des chevaux en embarquant sur l’Ocean Viking.
Mais je n’ai pas encore embarqué.
Et la mer est loin.
Samar, qui s’occupe de l’organisation de la journée et de mille autres choses à SOS, me regarde avec son grand sourire.
« Ah mais tu peux pas dessiner un échec d’organisation Hippolyte, c’est pas possible ça hein, on trouve toujours des solutions. »
Le concept de s’imaginer dans une bd amuse toujours beaucoup, on me guette de manière amusée et curieuse.
La caravane de voitures embarque pour Plan de Cuques, sous le conseil des policiers et l’approbation des connaisseurs du lieu. Et sous mes doigts heureux de pouvoir écrire le nom de cette bourgade à l’esprit malin.
Nous arrivons sur le parking de Plan de Cuques, que j’écris sans doute pour la dernière fois me permettant cette répétition de plaisir. Il n’y a plus de chevaux mais de beaux arbres et un ruisseau.
Ouverture des coffres, sortie des glacières, et des sacs de provisions, efficacité de l’organisation.
Samar demande tout de même à son neveu d’aller vérifier si le lieu n’est pas fermé pour éviter une transhumance inutile.
L’éducation vertueuse du neveu lui active les jambes avant la fin de la requête.
« Non mais les policiers ont dit que c’était bon ! On craint Deguin ! On y va heing ! »
Samar sourit et rattrape son neveu au vol.
« Attends, pars pas les mains vides alors, prends les glacières. »
Education, jambes, retour, glacières, sourires, famille.
« Il est gentil heing. »
Un des bénévoles partis en avance revient vers le parking.
Nouveaux bras en croix.
« Interdiction de piqueuh-nique ! »
Samar, toujours un coup d’avance, propose d’aller chez elle, dans son jardin.
« Non mais on y va, on va pas tergiverser des plombes, et puis c’est les policiers qui l’ont dit heing, et ils vont renvoyer tout le monde qui suit ici. »
« Bon allez, prenez vos sacs, on s’installe là-bas, sous les arbres »
Une équipe de gentils pirates, un dimanche, loin de la mer.
« Bon par contre on dira pas que c’est un pique-nique SOS heing… on laisse l’asso en dehors de ça ! Ah Ah ! »
Les draps multicolores sont lancés et déployés au sol, tissus indiens, tentures malgaches, nappes vichy, les quiches, pissaladières, hommos moutabal, salades, olives, keftas, gâteaux, tartes et fruits s’invitent en réunion sur ce parterre coloré, la musique des cornichons de Nino Ferrer flotte dans ma tête, en Technicolor et traduction internationale.
Le mari de Samar, Fyras, vient à mes côtés, debout au-dessus de ce patchwork d’agapes qui me fait saliver.
Il était du début de l’aventure de SOS avec Sophie Beau, la fondatrice, assise au milieu de la trentaine de bénévoles et des personnes déjà rencontrées au bureau de Marseille.
« On a tous les deux travaillé à Médecins du Monde, pour le Moyen-Orient : c’est comme ça qu’on se connaît. Sophie avait cette envie, elle a pu compter sur son entourage proche et l’expérience de chacun, dont Samar et moi, dès 2015. On s’est assez vite impliqué. Au début, Médecins du Monde était dans l’aventure, puis MSF les a remplacés. Moi, je suis encore un peu bénévole, c’est un peu la famille. Ma femme que tu as rencontrée, elle, y est toujours très impliquée ».
Fyras est curieux de savoir comment je me suis retrouvé ici. Je lui parle de mes précédents reportages et de Caroline Abu Sa’Da directrice de SOS MEDITERRANEE Suisse, que j’avais rencontrée tout d’abord pour un projet d’affiches de concerts en Irak, un autre projet un peu fou.
« Ah mais je l’ai eu dans les mains ce projet ! Et tu connais Caroline ! Ah Ah mais c’est notre grande amie, on a beaucoup travaillé dans l’humanitaire et notamment sur l’Irak, la Syrie ! »
Fyras me parle de son expérience, son parcours, l’histoire d’un hôpital psychiatrique au cœur d’Alep en Syrie qui date du quatorzième siècle, où la thérapie se faisait par la musique et le bruit de l’eau, chaque traumatisme correspondant à une fontaine et un endroit spécifique de ce lieu en cœur de ville, toujours resté mythique. De son premier job d’humanitaire en Egypte il y a 25 ans, qui devait durer deux mois et qui en comptera neuf, le temps d’un accouchement et d’une certitude : sa vie sera consacrée à l’humanitaire.
Tous les bénévoles ici ont un parcours souvent hors norme, au plus près des réalités, du monde, cette arrière-cour où la vie supplante les mythes et les clichés à distance.
Ces enfants des rues en Egypte, ces jeunes chiffonniers descendant chaque matin ramasser les déchets dans les méandres de cette ville monde du Caire, depuis leur ville constituée d’un amas des restes de consommation urbaine, la découverte de ce monde insoupçonné, avec ses joies, ses combines, ses habitudes, l’histoire de cette église copte construite sous une montagne de détritus, et qui peut accueillir 5000 personnes, une mythologie symbolique du monde réel. Aussi fascinante qu’extravagante.
« Fyras ! Laisse Hippolyte manger ! Tu n’arrêtes pas de lui parler et lui il crie famine ! Allez viens t’assoir, regarde, il y a de tout et tu es notre invité ! Il faut que tu repartes d’ici le ventre bombé ! »
Fyras ne se départ pas de son sourire et abdique joyeusement, laissant mes jambes enjamber le premier rideau de bénévoles pour atteindre ce trésor culinaire à mes pieds.
Je dévore une assiette aux mille saveurs, les images orientales de Fyras inondent ma bouche.
« Tu viendras manger à la maison, on commencera à faire chauffer le feu pour te gâter ! »
Je m’assois un peu à l’extérieur du groupe, sous un chêne ancestral surplombant le mince filet d’eau qui survit à la chaleur de l’été et apporte un résidu de fraîcheur bienvenue. Fyras continue de narrer ses histoires devant Guillaine et Audrey, forcément fascinées. Je dessine l’assemblée sous l’ombre des châtaigniers. Les rires fusent, la nourriture se partage sous l’œil avisé de Samar. Il ne doit rien rester. Derrière les enfants improvisent une partie de badminton, à laquelle se joint Elisa, trouvant ici de nouveaux amis.
Petit à petit les bénévoles s’intéressent à mes dessins, à ma mission, me posant mille questions. Mes carnets passent de main en main, dans un enthousiasme communicatif. Retrouvant dans les lignes des visages connus.
Les desserts sont passés. Ma tarte reste seule, intacte, seule survivante à la bataille culinaire passée. J’entreprends de la découper en demandant un couteau à Fyras.
« Ah mais on ne savait pas si c’était sucré ou salé, c’est toi qui l’as préparée ? »
Amandes, chocolat et prunes. On est sur du sucré, il n’est pas trop tard.
Son neveu, toujours poli et bien élevé prend une demie part par principe, soulignant sa préférence au salé et un ventre sans doute déjà suffisamment bombé.
« Tu devrais prendre une part entière, c’est divin ! » Fyras se saisit du plat et fait le tour des convives, vantant les mérites de mon plat matinal, pendant que les bénévoles dissèquent mes carnets.
Sophie Beau, la fondatrice de SOS, m’interpelle.
« C’est toi qui as cuisiné cette tuerie Hippolyte ? »
J’acquiesce timidement. Sophie est très occupée et soumise à une pression qu’elle ne laisse que rarement transparaître. Je sais qu’on aura le temps de parler et préfère ne pas m’imposer à elle, lui laisser le temps de chaque chose.
Tout le groupe est rassemblé autour de moi, tournant les pages réalisées cette première semaine.
« Et moi je n’ai toujours pas vu tes dessins ! »
« Ah bon ? Je ne te les ai pas montrés Sophie, sérieux ? »
Je le sais pertinemment, juste attendre le bon moment.
Je lui tends un carnet et m’assois à ses côtés, enfin seuls.
Elle apprécie les dessins, ça l’amuse, la fait sourire, reconnaît ses collègues, dont Sabine, éternelle acolyte. Elle est heureuse du travail qu’elle sous-estimait peut-être.
« Je pensais pas que tu avais déjà fait tout ça… »
« Ah ben c’est que je bosse un peu ! Et puis, c’est pas comme s’il se passait rien depuis que j’étais arrivé, même à terre… »
« Oui ça a été fou, on pense être habitués à ce genre de surprises, de galères, mais là l’équipage a vraiment été mis à rude épreuve. »
Fred, le directeur des Opés avec Louise, m’avait dit qu’un psy les suivait à distance sur le navire en quarantaine en Sicile.
« Oui, on a toujours une équipe psy bénévole disponible pour l’équipage… mais là on a renforcé le dispositif : on a des personnes spécialisées dans les traumatismes de guerre. »
« Ils en sont là sur le bateau ? »
« Oui. Ils en sont là. On ne se rend pas encore compte de ce qu’ils ont vécu. »
La place est rangée, propre comme si personne n’y avait passé un beau dimanche. Les tissus ont retrouvé leur cabas, les bouteilles restantes leur glacière. On se partage les parts de plats restants. Sophie Beau est la dernière à ranger ses affaires, étirant un peu plus ce temps de répit.
Nous retournons tous vers Marseille.
Et la mer.
C’était un beau dimanche.