Entretien avec Thomas Coville et François Gabart, ambassadeurs de SOS MEDITERRANEE
C’est une première dans l’Ouest et un tournant majeur dans l’histoire du sauvetage en mer français. En juillet 2019, le département de Loire-Atlantique a annoncé le déblocage d’une aide globale d’un million d’euros pour les sauveteurs en mer, répartie par moitié entre la SNSM et SOS MEDITERRANEE. Un engagement territorial salué et encouragé par les deux navigateurs bretons, Thomas Coville et François Gabart, ambassadeurs de SOS MEDITERRANEE.
Cécile Peltier : Pourquoi avoir décidé de soutenir SOS MEDITERRANEE ?
François Gabart : Je suis devenu parrain de SOS MEDITERRANEE après ma rencontre avec Sophie Beau, co-fondatrice et directrice de l’association, à la Ciotat en septembre 2016. À ce moment-là, le sujet dans sa globalité commence à être traité un tout petit peu différemment par les médias. Pour moi, en tant que marin, alors que je suis en train de naviguer avec le trimaran Macif entre Marseille et Carthage pour préparer un record, c’est juste impossible de passer comme si de rien n’était, à 3 milles de gens qui meurent en mer. En tant que marin, on s’organise, on se prépare, on met tous les dispositifs de sécurité en place pour pouvoir naviguer en mer sereinement, mais aussi pour pouvoir porter assistance à un autre navigateur qui rencontre un problème pendant une course. Ça fait partie de notre structuration, depuis que l’on tire nos premiers bords sur un optimist. Mais cette assistance est un devoir universel. C’est du bon sens humain, à terre comme sur mer. En 2016 comme en 2020, il y a toujours des gens qui meurent en mer Méditerranée. Et pourtant, on peut techniquement sauver des vies. Alors, pourquoi on ne le fait pas ? Les équipes de SOS MEDITERRANEE répondent à une urgence et un impératif humanitaire.
Thomas Coville : Le paradoxe, c’est que, dès lors que l’on parle de SOS MEDITERRANEE, on arrive très vite à un débat sur l’accueil des migrants, pas toujours très bienveillant, et qui dévie radicalement de la raison pour laquelle nous sommes là aujourd’hui tous les deux. Défendre une loi inaliénable d’humanité, mais aussi rappeler que c’est le droit. À l’instant où des gens sont en mer et en danger, nous n’avons pas d’autres choix que de les sauver. C’est la loi. Si nous ne le faisons pas, nous sommes hors-la-loi. Après, évidemment, se posent les questions de ce qui se passe en amont pour que cela arrive et en aval une fois les rescapés recueillis. Mais sans vouloir trop segmenter les choses, dans cet instant où ces gens sont en mer et ont besoin d’assistance, notre devoir est de leur porter secours. C’est la mission de SOS MEDITERRANEE. L’association sait faire techniquement, mais a besoin de soutiens financiers pour apporter une réponse professionnelle à la situation d’urgence. L’association ne cherche pas à tout résoudre.
C.P. : Avez-vous déjà été confrontés à une situation de sauvetage en mer ?
F. G. : Le devoir de porter assistance en mer est dans notre ADN de navigateur et de compétiteur. Quand on part en mer, on sait que cela peut arriver et qu’il faut respecter des règles de sécurité. C’est peut-être le seul sport au monde où ton adversaire le plus redoutable te sauvera peut-être un jour la vie. J’ai déjà été confronté à une problématique de sauvetage en Méditerranée justement, en Sardaigne. Pendant la course, un marin est tombé à l’eau. La course a été interrompue pour que toute la flotte sillonne la zone pendant quatre heures. Ça m’a bouleversé. J’avais 24 ans et je réalisais que derrière un sport fun et passionnant se dessinait une autre réalité. Quelqu’un était tombé à l’eau et il était peut-être en train de mourir. Émotionnellement, on reste marqué par une telle expérience et on ne peut pas être indifférent à une situation de naufrage. On sait que malheureusement, il y a des gens qui meurent en mer tous les jours, partout dans le monde. Des accidents que l’on ne peut pas anticiper. Mais en ce qui concerne le champ d’action de SOS MEDITERRANEE, il s’agit d’une réalité identifiée, dans une zone très limitée dans laquelle il est possible d’organiser le sauvetage de centaines de vies humaines chaque semaine. Le droit maritime a une chance, c’est d’avoir légiféré pour traiter jusqu’au bout le questionnement de l’assistance. Pour SOS MEDITERRANEE, il n’est pas question de migrants, mais de rescapés qu’il faut ramener dans un “lieu sûr”.
T. C. : Pour ma part, j’ai vécu une expérience que je n’oublierai jamais, il y a dix ans. Nous partions de Lorient direction Istanbul avec Groupama 3. Franck Cammas était chef de bord. Alors que nous venions de passer Gibraltar, entre l’Algérie et l’Espagne, en mer d’Alboran, en pleine nuit, nous avons touché quelque chose et entendu des cris. Il s’est alors créé à bord une espèce de huis clos, comme une mauvaise pièce de théâtre, dans laquelle tous les gens ont une opinion différente sur la situation. Nous étions 12 personnes à bord avec tous les points de convergence ou de divergence que l’on peut avoir sur cette situation. Il y a ceux qui n’ont rien entendu, ceux qui n’ont rien vu parce qu’il faisait nuit, ceux qui dormaient et puis ceux qui s’insurgent parce qu’ils ont entendu un cri et qu’ils veulent connaître la situation précise. Dans ce cas-là, c’est le chef de bord qui décide. Nous avons refait la manœuvre pour revenir au point où nous pensions avoir percuté, quelque chose pour certains et déjà quelqu’un pour d’autres. Nous avons fini par retrouver un pneumatique avec 25 ou 30 personnes à bord, dont quelques corps étaient allongés au milieu. De nouveau la question se pose : qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on les monte à bord ? Quelle assistance leur donner ? C’est l’affrontement entre Sartre et Camus. On leur donne des vivres, de l’eau. Franck Cammas appelle les garde-côtes espagnols qui accusent réception de notre message et nous décidons d’attendre leur arrivée sur place. Tu ne peux plus jamais t’échapper du regard des gens que tu as croisés cette nuit-là et au petit matin. Nous sommes restés entre 12 et 16 heures à leurs côtés. En rentrant chez moi, j’étais angoissé de savoir ce qui s’était passé pour eux après. Ce qui m’interpelle aujourd’hui, c’est que notre Histoire est jalonnée d’épisodes sombres pour lesquels, à l’époque, on pouvait encore dire, a posteriori, “on ne savait pas”. Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui. L’Humanité a une grande capacité à fermer les yeux…
C.P. : Comment sensibiliser l’opinion et mobiliser davantage les soutiens ?
T. C. : Il est vrai que nous avons assurément un rôle à jouer en tant qu’ambassadeurs pour témoigner de cela. Pour ma part, j’aimerais aller plus loin, m’engager davantage pour aller au bout de la démarche en embarquant sur l’Ocean Viking le temps d’une rotation. J’ai besoin de m’exposer aux regards que j’ai pu croiser il y a dix ans. C’est resté en moi. Je suis marqué à vie. À la maison, c’est aussi un sujet prégnant avec ma fille de 19 ans, mon fils de 15 ans ou ma femme sensible et investie pour cette cause. À titre personnel, j’ai vraiment envie de faire quelque chose de concret à leurs côtés. Mais ce n’est pas simple à organiser car il faut pouvoir mettre entre parenthèses ses activités pendant plusieurs semaines pour embarquer…
F. G. : Le principe de la confrontation crue avec une réalité et sa charge émotionnelle change tout. C’est parfois plus compliqué de mettre de l’empathie dans une information très formelle qui indique froidement que tant de personnes meurent chaque jour en Méditerranée. Quand on a sauvé une fois des gens sur son bateau, on se retrouve émotionnellement connecté avec cette situation. Le monde de la course au large est très réceptif à ce sujet. On ne peut pas parler d’impuissance face à la situation, car nous ne sommes pas dans l’incapacité technique de sauver ces vies. Est-ce qu’on peut sauver les migrants en mer Méditerranée ? Oui. Point barre. Est-ce que l’on peut sauver le monde ? Sans doute pas, mais on ne fait jamais assez. Et sans se tuer dans la culpabilité, il faut faire quelque chose et commencer par ce que l’on sait faire. On réfléchit après. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas prendre le problème à la source, mais simplement qu’il faut déjà commencer par agir. Faisons d’abord ce que l’on sait faire et ce que l’on peut faire. Sauvons des vies. Notre mission est donc de continuer à faire passer ce message. Il s’agit surtout de se poser la question de savoir où l’on est le plus efficace. Si on doit consacrer du temps à l’association, le fait d’en parler dans les médias, de participer à des événements comme d’autres navigateurs le font aussi régulièrement à l’instar de Bilou [Roland Jourdain], de diffuser des messages sur les réseaux sociaux, sont autant de manières de sensibiliser le public, les politiques, les entreprises, pour soutenir financièrement SOS MEDITERRANEE dans ses missions. Aujourd’hui SOS MEDITERRANEE constate que les entreprises sont les grandes absentes de la mobilisation citoyenne et peu d’entre elles soutiennent financièrement l’association, en Bretagne terre de marins, comme ailleurs. La prise de parole de personnalités du monde de la mer, de la culture, de la recherche… restent essentielles pour raviver l’instinct de sauvetage et respecter le devoir d’assistance des États. L’appel de l’association civile européenne reste simple : ensemble, sauvons des vies en mer.
En l’absence de la mise en place d’un dispositif de sauvetage européen suffisant, adapté et pérenne en mer Méditerranée, Sophie Beau, humanitaire française, et Klaus Vogel, capitaine de marine marchande allemand, créent en 2015 une association civile européenne de sauvetage en mer, SOS Méditerranée. En 2016, grâce à une levée de fonds citoyenne internationale, l’association affrète un navire de 77 mètres, l’Aquarius, immobilisé fin 2018 à Marseille, pour des raisons administratives et judiciaires. SOS MEDITERRANEE affrète un nouveau cargo, en juillet 2019, l’Ocean Viking. L’association a déjà secouru plus de 31 000 personnes à bord de ses deux bateaux. En 2018, 98 % des dons reçus par SOS MEDITERRANEE étaient d’origine privée. Une journée de sauvetage en mer sur l’Ocean viking coûte 14 000 euros.
Entretien publié dans la revue ArMen : https://armen.bzh/
Crédit photo : Cécile Peltier