En Libye, je n’ai cessé de m’en mordre les doigts, en me demandant pourquoi suis-je venue ici ?
23 janvier 2017

A. est gambien. A 19 ans, il a traversé plus que ce qu’un jeune homme de son âge devrait avoir traversé. Il raconte à quel point il s’est senti pris au piège de la violence en Libye. Entre les mauvais traitements infligés et les kidnappings, très vite, il est apparu que la seule solution pour sauver sa vie était de sauter dans un bateau pneumatique et de fuir par la mer.

J’ai rencontré A. dimanche matin dernier sur le flanc tribord du bateau alors que l’Aquarius entrait au port de Messine. Ce n’est pas une histoire facile que ce gambien de 19 ans a à raconter. Pourtant, « Aucun problème, je t’en prie assieds-toi » m’a-t-il dit. On s’est donc assis sur le banc de bois, et il a commencé à me raconter en détail ce qui lui est arrivé en Libye.

A. n’avait pas l’intention de venir en Europe. Il voulait « voyager », « découvrir » d’autres pays, ne se doutant pas que ce voyage allez le mener à nos gros bateaux orange.

En Gambie, il avait une affaire de location de vélos pour touristes et une petite agence de voyages. « J’avais mon business, j’étais heureux, je vivais bien ». Pourquoi a-t -il donc décidé de partir ? « Je suis parti car un ami m’a dit de venir en Libye » a-t-il répondu.

« Mais de là, je suis tombé dans un piège. Je suis tombé aux mains des passeurs qui sont aidés de notre peuple. Des africains noirs qui collaborent avec les passeurs arabes et se font de l’argent sur ce trafic humain » affirme-t-il avec haine.

« Dès que je suis arrivée en Libye, je me suis fait jeter en prison, à Bani Walid. En Libye, les Noirs, nous sommes toujours kidnappés, battus et emprisonnés. Puis on nous demande de l’argent et on doit demander à nos familles d’envoyer de l’argent sur un compte en Egypte. Ils m’ont demandé 5000 dollars afin d’être relâché. Mais je n’avais pas une telle somme d’argent et je n’avais aucun moyen de les trouver ». Il soupire. Vient maintenant la partie la plus rude de l’histoire.

« En prison, si on ne payait pas, ils attachaient nos mains avec du fil de fer et envoyaient une décharge électrique. J’ai subi cela de nombreuses fois » (il montre une cicatrice sur son poignet). « Ils le font pour que tu payes, ils envoient une décharge électrique et vous donnent le téléphone pour que vous appeliez vos proches» .

« Vous savez certains d’entre nous font affaire avec ces bandits. Certains ghanéens, nigériens et gambiens travaillent pour les arabes et font partie des passeurs qui vont en Italie. A Bani Walid, des personnes de couleur vous approchent, vous font croire qu’ils sont des prisonniers comme vous. Ensuite, ils vous disent de venir avec eux pour passer la nuit dans une maison. Et tu y vas, car tu ne connais personne d’autre et que tu as peur. En Libye les personnes de couleurs noirs sont toujours prises pour cible dans les rues ».

« Mais le lendemain matin, ils viennent te voir et te demande d’écrire ton nom et un numéro de téléphone auquel ils peuvent te joindre. Ils vendent ensuite ces informations aux passeurs ». A. veut que j’écrive exactement tout ce qu’il dit.

« Après un certain temps, ils ont finalement réduit la rançon à 1500 dinars (1000 euros). Je suis parvenu à trouver cet argent et j’ai été relâché de la prison. Je suis allé à Tripoli afin d’essayer de trouver mon ami, celui qui m’a dit de venir en Libye, mais je ne suis pas parvenu à le trouver et l’on m’a dit qu’il était mort, qu’il s’était fait tuer » m’explique-t-il.

« Je ne pouvais rester à Tripoli. Je devais partir. Pourquoi ? Car la semaine dernière, une centaine de personnes noires ont été tuées à Tripoli. Vous ne savez pas cela ? Vous ne lisez pas l’actualité ? 100 personnes ont été tuées. Il leur a été demandé de fuir les zones de la ville où ils se trouvent généralement, Gigaras et An Colombia. Ils ont averti toutes les personnes de couleur qu’il fallait partir la semaine dernière, le vendredi. Je pense que c’est la police libyenne qui nous a dit de partir, à cause des garçons du Asma. Pour les hommes du Asma, les Noirs sont comme de l’argent. Mais les Noirs eux-mêmes font affaire avec eux. Ils leur ont même donné l’idée. Ils leur ont dit que nos familles paieraient pour nous de toute façon. Et ils prennent un pourcentage. Par exemple, je sais qu’en prison à Zawirah, l’argent devait être versé sur un compte en Gambie afin d’être libéré » insiste-t-il une nouvelle fois.

« A ce stade, je n’avais pas d’autres choix que de fuir pour l’Europe. J’ai donc pris le bateau à Sabratah. On m’a demandé de payer 1200 dinars (800 euros) pour le trajet, mais je ne possédais pas tout cet argent je n’ai donc payé que 900 dinars (600 euros). Afin d’atteindre Sabratah de Tripoli, ils m’ont mis dans le coffre d’une voiture. Puis nous sommes restés une semaine là-bas et après je ne me souviens plus. Je me vois juste sur le bateau ».

« Pouvez-vous le croire ? C’est notre peuple qui est à l’origine de ce trafic. Je n’aurais jamais pu penser que les hommes soient capables de faire de telles choses, je n’aurais jamais pensé que cela était possible, vraiment. En Gambie, j’avais une vie heureuse, je travaillais dans le tourisme et je voyageais. Je parle trois langues, j’étais juste curieux d’explorer d’avantage et de rencontrer mon ami à Tripoli. Mais après, une fois en Libye, je n’ai cessé de m’en mordre les doigts, en me disant : pourquoi suis-je venu ici ? Si j’avais su tout cela avant, je ne serais pas ici maintenant ». 

Avant de débarquer et de se dire au revoir, A. a noté sur mon carnet le lien URL du site de son entreprise en Gambie. Plus tard, j’ai cherché sur internet et j’ai trouvé la page. On y trouve une photo de lui souriant sur un vélo tout terrain. C’était peut-être un an auparavant, mais déjà une vie auparavant.

Quand cette photo a été prise, A. n’avait aucune idée qu’il était sur le point de vivre le pire trajet de sa vie, finissant par faire ses premiers pas en Europe pieds-nus, enroulé dans une couverture grise, un matin frais de janvier 2017, dans un port sicilien appelé Messine.

Les rêves brisés d’A. ont instantanément brisé mon cœur.

Par Mathilde Auvillain

Crédits photos : Anthony Jean