Pour les personnes secourues en mer après avoir échappé aux persécutions et à la guerre, ces quatre mots ont un pouvoir magique.
« La seule chose qu’ils veulent entendre, ce sont les mots : “Vous êtes en sécurité”, dit Abdelfetah Mohamed, qui travaille en tant qu’auxiliaire après sauvetage à bord du Ocean Viking, un navire entièrement voué à secourir les embarcations de personnes en détresse en mer Méditerranée. Pour les personnes rescapées, ces mots sont riches de sens : ils signifient, premièrement, qu’ils ne seront pas renvoyés en Libye, où les personnes en exil croupissent souvent en prison dans des conditions lamentables et, d’autre part, qu’ils ne disparaîtront pas en mer, comme tant de migrants chaque année.
La Méditerranée centrale est la route migratoire maritime la plus meurtrière du monde depuis 2014, selon l’Organisation internationale pour les migrations. Au cours des dernières années, le nombre de personnes qui se lancent dans la traversée a fortement augmenté. La mission de l’Ocean Viking est de rechercher et de secourir d’éventuelles embarcations en détresse abandonnées à leur sort dans cette partie de la mer.
Photographies et reportage : Alexia Webster
Un membre de l’équipage de l’Ocean Viking scrute l’horizon à la recherche d’une embarcation à la dérive signalée dans les eaux internationales entre la Libye et l’Italie. L’Ocean Viking est affrété par SOS MEDITERRANEE ; la FICR fournit des services humanitaires à bord du navire. C’est l’un des rares bateaux de recherche et de sauvetage gérés par des organisations non gouvernementales actifs en Méditerranée centrale en 2022.
Au cours d’une patrouille récente, l’équipage de l’Ocean Viking repère, à l’aube, un canot pneumatique surchargé de personnes, qui leur expliqueront plus tard avoir embarqué sur les côtes libyennes. L’équipage dépêche immédiatement sur place des canots rapide de sauvetage.
Les bateaux de sauvetage de l’Ocean Viking parviennent au bateau pneumatique à la dérive et commencent le transfert des passagers. Les personnes rescapées sont ensuite amenées à bord de l’Ocean Viking, où SOS MEDITERRANEE et la FICR leur apportent des premiers secours, des services de santé, des soins maternels, de la nourriture, un soutien psychologique et social et des informations sur le droit maritime et sur les procédures auxquelles ils seront probablement soumis lorsqu’ils débarqueront dans un port européen.
« Lorsque nous avons vu le navire approcher, nous avons eu l’impression de renaître », raconte Hayelom, l’une des personnes secourues ce jour-là. « Nous étions persuadés que nous allions mourir. Je savais que le voyage serait difficile, mais nous acceptions la mort comme l’une des possibilités, plutôt que d’être emprisonnés en Libye. »
« Ils veulent entendre une seule chose : “Vous êtes en sécurité”, dit Abdelfetah Mohamed, volontaire de la Croix-Rouge italienne qui travaille maintenant pour la FICR en tant qu’auxiliaire après sauvetage. Lui-même a migré dans sa vie. Originaire d’Érythrée, sa connaissance de plusieurs langues africaines ainsi que sa propre expérience en tant que rescapé de guerre, ayant lui-même traversé la Méditerranée, l’aident à nouer le contact avec les personnes recueillies en mer et à les aider dans les démarches difficiles qui les attendent. « En 2011, je suis arrivé moi-même à bord d’une petite embarcation, en provenance de la Libye. Avant cela, j’avais traversé le Sahara. Cette expérience me rapproche de ces personnes. Pour elles, ce moment est très important ; je tâche donc de peser chacun de mes mots, et je leur parle avec respect et dignité. Ils le sentent et me font confiance. »
Les personnes recueillies par l’Ocean Viking passent souvent plusieurs jours à bord pendant que l’équipage attend l’autorisation de les débarquer dans un port sûr. C’est un temps de célébration, d’attente et d’angoisse concernant leur avenir immédiat. C’est aussi un temps de tendresse, de solidarité et de réflexion, pendant lequel ils réfléchissent à ce qui les attend, aux épreuves qu’ils ont traversées et au sort des proches qu’ils ont laissés derrière eux.
Dans ce voyage, il y a aussi une vie nouvelle à célébrer. Ce bébé est né pendant qu’un groupe de personnes en migration était en captivité en Libye, juste avant la traversée. Si la majorité des personnes qui prennent le risque de mourir en Méditerranée centrale sont des hommes, de nombreuses femmes se lancent aussi dans la traversée, parfois accompagnées de nourrissons ou de jeunes enfants.
« Je n’aurais jamais pensé devenir moi-même un migrant, avoue Hayelom. Tout est arrivé très vite. La guerre a éclaté soudainement l’année dernière à cause de la crise politique en Éthiopie. Nous avons dû fuir pour échapper aux bombardements aériens et aux chars. Comme il y avait un camp de réfugiés au Soudan, nous avons gagné ce pays pour avoir la vie sauve. Lorsque nous avons quitté le camp pour trouver du travail, nous avons été enlevés et emmenés en Libye. Je suis arrivé en Libye il y a neuf mois de cela. Pour l’instant, je ne veux pas rentrer chez moi, car si je retourne dans mon pays, on m’enverra au front pour me battre. J’ai toujours souhaité par-dessus tout vivre dans la sérénité, apprendre, terminer mes études. J’aimerais réaliser certains de mes rêves. J’aimerais que ma famille puisse savoir que je vais bien et être heureuse ».
Abdelfetah (en blanc, au centre) passe beaucoup de temps avec les rescapés pour leur expliquer les écueils qui les attendent encore. « Dès l’instant où je leur dis : “Vous êtes en sécurité”, ils commencent à se demander : “Et maintenant, qu’allons-nous faire ?” C’est pourquoi j’essaie de les préparer ; je considère que ma responsabilité ne se limite pas à leur donner de quoi manger, à bavarder un peu avec eux puis à leur dire “bonne nuit”. Je tiens vraiment à les prévenir, car ces personnes arrivent bien souvent en nourrissant beaucoup de rêves d’avenir, or celui-ci peut leur réserver de dures déconvenues. J’essaie de leur décrire la réalité sans fard, de leur expliquer qu’ils vont passer de mains en mains, d’un centre à un autre. Il faut y être préparé. »
D’autre part, de nombreux rescapés ignorent qu’ils devront demeurer dans le premier pays européen où ils débarqueront (en l’occurrence, en Italie). « Je leur décris la réalité qui les attend, la manière dont les migrants et les réfugiés vivent en Europe », explique Abdelfetah, qui travaille pour la FICR comme auxiliaire après sauvetage. « Lorsqu’on arrive dans un pays européen, on ne peut pas aller plus loin. Et je connais beaucoup de personnes qui vivent dans la rue. Lorsqu’elles cherchent à gagner l’Allemagne, elles sont renvoyées. Elles essaient à nouveau, se font refouler une nouvelle fois, et vivent dans les rues. Je regarde ces migrants et je ressens de la peine pour eux, je suis triste à la pensée de ce qui les attend. C’est pourquoi je leur dis “réjouissez-vous d’avoir été sauvés, mais regardez aussi la réalité en face”. »
« J’ai vu beaucoup de choses que la plupart des gens auraient du mal à imaginer, assure Abdelfetah. Je connais beaucoup de personnes qui avaient une vie formidable et qui ont tout perdu en un clin d’œil. J’apprécie d’autant plus ma propre vie et tout ce que j’ai. »
Photo Alexia Webster / FICR
Article précédemment publié dans le magazine de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge