Activé quelques fois seulement depuis 2016 par les soignant.e.s à bord, le plan d’urgence médicale mobilise toutes les équipes lors de situations critiques où la vie de nombreuses personnes est en jeu. Anne, médecin à bord, dépeint la réalité d’un « MCP » à travers l’exemple du sauvetage du 13 mars 2024.
« 20 à 30 personnes, toutes très calmes. Plusieurs sont inconscientes. Des naufragés nous disent qu’ils sont en mer depuis environ huit jours ». Ce message radio, reçu dès la première approche du canot de sauvetage de SOS MEDITERRANEE de l’embarcation en détresse, alerte l’équipe médicale, se rappelle Anne. « Trop peu de personnes sur une embarcation de cette taille, trop calmes, certaines inconscientes. Déclenchez le MCP ! »
Lors d’une opération de sauvetage critique – caractérisée par la présence de plusieurs personnes tombées à l’eau ou de multiples urgences médicales simultanées – par exemple pertes de conscience, hypothermies, blessures ou brûlures graves… –, toutes les personnes à bord sont mises à contribution pour dispenser les premiers secours. L’ensemble de l’équipage suit préalablement une formation approfondie pour pouvoir faire face à l’afflux de nombreuses personnes blessées ou inanimées : le Mass Casualty Plan (MCP) ou plan d’urgence médicale. Le MCP peut aussi s’appliquer en cas d’effondrement d’une structure à bord, en cas d’incendie, d’empoisonnement, bref, dans toutes les situations où les équipes – notamment médicales – sont dépassées par l’ampleur des besoins.
Une fois le MCP activé, l’équipage est mobilisé pour participer aux manœuvres de réanimation sous les directives de l’équipe médicale. Les personnels non-médicaux sont formé à un rôle spécifique qu’il faudra assumer dès le MCP annoncé. Afin de disposer d’un plus grand espace pour recevoir les patient.e.s, l’abri des femmes est alors transformé en « hôpital d’urgence » : oxygène, stock de perfusions, équipement médical… tout y est rapidement installé.
Ainsi, en ce 13 mars, quand le premier canot de sauvetage arrive avec des rescapés, le MCP est déjà en cours et l’équipe médicale, prête à intervenir. « Deux brancards où gisent deux personnes inconscientes, puis plusieurs autres rescapés, si affaiblis qu’ils sont incapables de tenir debout, sont rapidement hissés à bord et transportés vers l’abri des femmes, conformément au MCP » se souvient le médecin de bord.
Le temps presse : un jeune homme inconscient respire difficilement, continue-t-elle. « La mesure de l’oxygène est impossible car le corps du jeune homme est trop froid – l’appareil permettant de mesurer le taux d’oxygène (saturation en oxygène) ne fonctionne pas en cas d’hypothermie sévère. Tous ses muscles sont tétanisés. On applique le masque à oxygène, au débit maximum possible. L’infirmière demande de l’aide pour maintenir son bras et poser la perfusion. Allongée à proximité, une autre personne inconsciente, crispée, fait des mouvements brusques : deux sauveteurs la maintiennent sur le côté pour permettre l’examen et la pose d’une perfusion. Son rythme cardiaque est trop lent et irrégulier, sa tension très basse. »
L’équipe ne connaît ni leur nom, ni leur âge, et essaye de leur parler pour les rassurer sans savoir si elles les entendent, tout en poursuivant les soins d’urgence. « Il est évident que ces personnes sont en état d’hypothermie et de déshydratation critique ».
Incapables de marcher ou même de parler, plusieurs rescapés, prostrés, doivent être portés dans l’abri des femmes. « On découpe leurs habits mouillés puis on les recouvre d’une couverture de survie. Il faut surveiller leur état car certains perdent connaissance en arrivant, d’autres vomissent dès qu’ils essaient de boire un peu d’eau tant ils sont assoiffés. » Certains autres, assis sur le pont à leur arrivée et enveloppés dans une couverture de survie, s’écroulent dans un deuxième temps et doivent aussi être conduits auprès de l’équipe médicale.
Quelques survivants essaient, dans des phrases brèves, de décrire aux membres de l’équipe l’enfer dont ils viennent d’être extraits. À son départ, environ 80 personnes prenaient place dans cette embarcation partie une semaine plus tôt sans eau ni nourriture. Chaque jour, de nouveaux morts. Des femmes. Des enfants. Des membres de leur famille. « Ils ont finalement bu de l’eau de mer. Cette dernière information complique encore la prise en charge médicale. » En effet, détaille Anne, l’eau de mer charge le corps en sel. Il faut donc encore plus d’eau, de liquide, pour soigner une personne déshydratée afin d’éliminer le « trop-plein » de sel. De plus, elle affecte le rein avec une surdose en sel.
« Nous demandons ensuite une évacuation médicale urgente aux autorités maritimes italiennes pour les deux premiers rescapés, qui sont en état critique. » Quelques heures plus tard, ils sont évacués par hélicoptère. L’un d’eux ne survivra pas.
Bien qu’elles soient très affaiblies et choquées, toutes les personnes secourues reprennent peu à peu connaissance. « Prostrées, incapable d’aller seules chercher de l’eau ou de la nourriture ou même d’aller aux toilettes, elles ne formulent pourtant aucune demande » se souvient-elle. Une attention permanente est donc nécessaire. L’équipe médicale ne peut mettre fin au MCP qu’après plusieurs heures très intenses. Chacun peut alors reprendre son poste.
La médecin, la sage-femme et l’infirmière commencent les consultations dans la clinique qu’elles ont réintégrée. Comme souvent, on soigne de sévères brûlures cutanées dues au mélange corrosif d’essence et d’eau de mer. « Pas une plainte ne s’échappe de la bouche des patients, apathiques, même pendant les soins, pourtant très douloureux. Certains présentent des blessures subies en Lybie : déformation d’un poignet, d’une jambe, d’un pied… »
Après plusieurs demandes, l’Ocean Viking, qui entretemps a opéré trois autres sauvetages, recevra finalement le feu vert des autorités italiennes pour transborder les 23 survivants secourus plus de 48 heures auparavant vers une navette des garde-côtes italiens qui les emmène à l’hôpital de Catane. « Leur état physique et psychologique préoccupant choque même les médecins italiens montés à bord lors de leur transfert. » Chaque rescapé devra être accompagné, lentement, vers le bateau qui les amènera en Sicile pour des soins immédiats ; lors de leur débarquement, beaucoup d’entre eux seront transportés sur des brancards vers des ambulances.
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Crédit photo en haut de page : Johanna de Tessières / SOS MEDITERRANEE