Gros bateau en bois surchargé et menaçant de chavirer, réanimation d’urgence d’un bébé tombé à l’eau, panique sur une embarcation pneumatique dégonflée à l’arrivée des garde-côtes libyens… Jérôme, Édouard et Claire racontent le moment le plus marquant de leurs nombreuses missions comme membres de l’équipe de sauvetage.
Chacune de nos 351 opérations en mer réalisées depuis mars 2016 avec l’Aquarius puis l’Ocean Viking, était pour le moins exceptionnelle. Pour tout dire, rien n’est – et ne devrait être – habituel dans cette situation où des femmes, des enfants et des hommes, véritables naufragé.e.s ayant traversé des épreuves sans nom, se retrouvent livré.e.s aux caprices de la mer et à l’avidité des passeurs qui profitent de leur détresse pour les entasser à prix fort sur des embarcations impropres à la navigation. Pourtant, si nos marins sauveteurs et sauveteuses ont conservé en mémoire le visage de dizaines de rescapé.e.s et autant de souvenirs de missions improbables, certains moments les ont marqué.e.s à tout jamais.
Jérôme : « Mais comment font-ils tenir autant de monde sur un bateau comme ça ? »
Pour sa première mission en mer, en 2021, Jérôme a eu droit à l’un des pires cauchemars des équipes de sauvetage. Aux temps de l’Aquarius, entre 2016 et 2018, les grands bateaux en bois, qui peuvent contenir jusqu’à 1 000 personnes, comptaient parmi les embarcations rencontrées fréquemment. Mais on lui avait dit qu’il n’y en avait plus. Dangereusement surchargés, y compris dans les cales où l’on entasse sans ménagement les femmes et les enfants, ces monstres instables menacent de se retourner au moindre mouvement de foule ou à la première vague. Et Les chances de survie sont quasi nulles si cela se produit. Devenus plus rares ces deux dernières années, en été 2021, ils ont eu tendance à faire leur réapparition et depuis 2022, des grands bateaux de pêcheurs avec jusqu’à 800 personnes à bord partent de l’est de la Libye, rapporte le site d’information Info Migrants. Alors qu’il ne s’attendait pas du tout à cette « rencontre » avec de si grands bateaux, Jérôme en a fait l’expérience et raconte sur cette vidéo inédite cette expérience troublante. « On aurait pu me mettre des claques que je n’aurais rien senti ! » confie-t-il.
Édouard : « On voit des trucs de dingue et on n’en parle pas. »
Le 27 janvier 2018 compte parmi les événements les plus traumatisants de toute l’histoire de SOS MEDITERRANEE. Ce jour-là, plusieurs dizaines de personnes sont tombées à l’eau à l’arrivée des équipes. Une trentaine ne survivront pas. « On voit des trucs de dingue et on n’en parle pas. » Édouard, marin-sauveteur sur l’Aquarius dès 2016, mettra des mois avant de coucher sur le papier son récit de cette opération dantesque. Extraits.
Baz crie : « Le bébé, là-bas ! » C’est mon cauchemar. Je l’ai vu et depuis le premier moment, je me suis dit : « c’est foutu pour lui, regarde pas ». Mais voilà qu’on arrive dessus. « Je le prends ! » Voilà c’est dit, je tends le bras, je plonge ma main dans l’eau. Puis tout l’avant-bras, pour attraper la barboteuse molletonnée du bout des doigts. Je le soulève hors de l’eau, il est lourd, plein de flotte. (…) Je dois lui faire un massage cardiaque. Le canot de sauvetage se cabre. Le moteur gueule, on n’entend plus que ça et Baz qui essaie de gueuler plus fort dans sa radio pour prévenir les équipes médicales. Son teint est presque blanc, lui qui devrait avoir la peau noire. Foutu pour foutu, je n’y vais pas de main morte. Je me rends compte que je masse un peu vite alors je cherche les paroles de la chanson qu’on nous donne pour bien faire. Et je me retrouve à chanter « staying alive » en pleurant à moitié, et je le regarde, je chante pour lui. « Écoute-moi garçon ! » (…) J’écarte les jambes et je cherche mes appuis pour assurer ma position avant de me lever. Je lance le décompte, en continuant de masser, comme à l’entraînement. 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1 ! Les mains de Baz sont juste là, parfaitement placées. Je lui passe le bébé, il le passe à d’autres mains tout aussi bien placées. (…) Une fois revenu à bord on a demandé comment allaient les bébés. On a eu un petit temps avant de croire qu’ils étaient tous revenus à la vie. On a pleuré, on s’est pris dans les bras, mais on n’a rien dit de plus.
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Claire « Les garde-côtes libyens foncent sur nous à pleine vitesse. C’est la panique ! »
Lorsqu’on lui demande le moment qui l’a le plus marquée, Claire écarquille les yeux et souffle : « il y en a tellement ! » Elle finit par évoquer cette fois où les garde-côtes libyens ont failli provoquer un naufrage au moment où son équipe secourait un pneumatique dégonflé. Un scénario qui se produit de plus en plus souvent.
Nous sommes en avril 2022. Nous sommes en train d’évacuer les personnes en détresse depuis l’embarcation surchargée vers les canots de sauvetage. Les conditions sont vraiment médiocres. Une vedette des garde-côtes libyens arrive sur nous à pleine vitesse. Elle tourne autour de l’embarcation pneumatique dégonflée que nous secourons, causant de fortes vagues. Leur arrivée créé une immense panique parmi les naufragé.e.s. Épouvantées, de nombreuses personnes essaient de sauter directement dans le canot de sauvetage depuis l’épave. Le canot est assailli. Pour ces personnes, retourner dans ce qu’elles appellent « l’enfer libyen » est pire que la mort. On tente de les calmer, le bruit des moteurs est assourdissant. Grâce à de nombreuses manœuvres, personne ne tombe à l’eau. Pourtant, tout au long du transfert, les garde-côtes libyens continuent leurs manœuvres dangereuses, jusqu’à la fin !
Je me souviens que sur l’autre canot de sauvetage, juste avant, Jérémie [chef de l’équipe de sauvetage] venait d’extraire un tout petit bébé, un nourrisson d’à peine deux mois ! Ce n’est qu’une fois en sécurité sur l’Ocean Viking, environ deux heures après le sauvetage, qu’en discutant avec les gens, je me suis rendue compte que 12 personnes étaient tombées à l’eau durant la nuit avant qu’on arrive. Il y avait de grosses vagues, l’embarcation était surchargée, certaines personnes ont glissé et ont disparu dans l’eau noire. Celles et ceux qu’on a secouru.e.s étaient donc en état de choc, auquel s’est ajouté la peur d’être ramené.e.s en Libye. Au cours des jours, je suis devenue assez proche de la maman de ce bébé. Et je me disais que son petit avait déjà vécu tant d’atrocités en si peu de temps de vie : l’enfer libyen, la traversée, la mort de 12 personnes, les dangereuses manœuvres des garde-côtes libyens… Lorsqu’elle a débarqué avec son bébé, j’étais vraiment émue et triste à la fois à l’idée que ces deux êtres devraient encore affronter de nombreuses difficultés.