« Les hommes qui ont été violés n’en parlent pratiquement jamais » – Anne, médecin 
30 mai 2024
Depuis 2016, Anne est montée à bord de l’Aquarius puis de l’Ocean Viking comme médecin à de nombreuses reprises. Particulièrement attentive à la détresse des personnes rescapées, elle connaît les signes et symptômes indiquant qu’une personne a été victime de viol. Elle explique ici les enjeux liés aux violences sexuelles envers les hommes.

Si les violences sexuelles à l’encontre des femmes sont quasi systématiques en Libye et lors de leur parcours migratoire, elles concernent aussi beaucoup d’enfants et d’hommes. Le fait d’avoir été violé est tabou pour les hommes et les garçons, et s’accompagne, en plus du traumatisme, d’une énorme part de culpabilité et de dégout de soi-même. Les hommes qui ont été violés n’en parlent pratiquement jamais. En plus des viols et de la torture, les milices libyennes peuvent les forcer à avoir des rapports avec d’autres hommes, des femmes ou des enfants. Beaucoup se croient en partie responsables, damnés pour l’éternité, pensent avoir un dysfonctionnement définitif de leur sexualité et s’imaginent condamnés à ne plus jamais avoir de relations avec une femme…  

Même lorsque nous avons une forte suspicion que des hommes ont subi des violences sexuelles, on ne pose jamais la question frontalement. (Il en va de même pour les femmes d’ailleurs). On explique à toutes les personnes rescapées que l’équipe médicale est à leur disposition pour des soins, pour dépister les maladies sexuellement transmissibles et les traiter – ce qui sera souvent la première et parfois la seule approche pour les hommes. On les sensibilise aux violences sexuelles, y compris envers les hommes, on explique que personne n’est responsable du viol qu’il ou elle a subi, et surtout, que le fait d’en parler peut les aider à surmonter ce traumatisme, à recevoir les soins médicaux nécessaires, et que toute l’équipe est là pour les écouter, en totale confidentialité, s’ils en ressentent le besoin…  

À la clinique, en plus des plaintes habituelles liées à un traumatisme – insomnie, maux de tête, douleurs généralisées, agitation… – les personnes victimes de violences sexuelles vont souvent se plaindre de douleurs au bas-ventre et de brûlures urinaires. Celles-ci sont souvent, mais pas toujours, associées à des d’infections ou à des lésions des organes génitaux. Il faut les soigner mais aussi souvent les rassurer sur l’intégrité de leur appareil reproductif et sexuel. C’est souvent pour des plaintes physiques que les personnes victimes de violence sexuelles se présentent à la clinique du bord. C’est alors à l’équipe médicale d’être à l’écoute, de prendre le temps, de permettre aux personnes d’être rassurées. C’est souvent lors des rencontres suivantes que la personne parlera de son vécu et pourra choisir les soins et la référence médicale qu’elle souhaite.  

Crédit Photo : Laurin Scmid / SOS MEDITERRANEE

Si la personne a subi des violences sexuelles, une référence médicale est en effet proposée, et l’équipe médicale écrit un formulaire mentionnant les symptômes, sans détails sur la cause. En fonction des souhaits de la personne, il est demandé un suivi pour le dépistage et le traitement des infections génitales, ou pour le suivi psychologique spécialisé. Ce formulaire est remis aux médecins italiens au moment du débarquement des personnes rescapées en Italie. 

En général, si les femmes acceptent volontiers la référence gynécologique et psychologique, rares sont les hommes à souhaiter une référence médicale en cas de violences sexuelles.  

L’équipe propose également à ces victimes de violences sexuelles, si elles le souhaitent, de rédiger, sur un document distinct, un certificat qui documente leur récit et les séquelles physiques et psychologiques constatées. La personne conserve ce document avec elle, confidentiellement. Il lui est expliqué qu’elle pourra présenter ce document lorsqu’elle se sentira en confiance, avec des personnes qui peuvent l’aider à terre. Ces certificats peuvent leur être utiles tout au long de leur parcours, car ils leur évitent de devoir raconter chaque fois les détails d’un récit souvent douloureux, y compris dans une langue étrangère.  

« J’étais persuadée à 99 % qu’il avait subi des violences sexuelles. Je sentais qu’il avait envie de m’en parler mais n’y arrivait pas. Alors que nous nous préparions au débarquement, il m’a dit : ‘’je veux te dire quelque chose’’ ».

Lors de la mission de février 2023, nous avions des indices qui nous laissaient supposer que plusieurs jeunes Subsahariens avaient été victimes de violences sexuelles. Nous avons tissé un lien de confiance avec certains d’entre eux et on a fini par comprendre que ce qu’ils avaient subi était extrêmement violent. Et quelques-uns ont fini par nous en parler.  

Je me souviens d’un jeune en particulier… J’étais persuadée à 99 % qu’il avait subi des violences sexuelles. Je sentais qu’il avait envie de m’en parler mais n’y arrivait pas. Alors que nous nous préparions au débarquement, il m’a dit : « je veux te dire quelque chose ».  

Or je savais que je ne pourrais pas prendre le temps nécessaire pour l’écouter dans de bonnes conditions, de l’accompagner correctement avant qu’il ne quitte le navire. Je l’ai pris à part, je lui ai demandé de s’asseoir à côté de moi et je lui ai dit : « Je sais ce que tu as à me dire, et je sais que c’est important. Je t’ai donné les médicaments contre les MST, tu n’as rien à craindre de ce côté-là. Je veux te rassurer : ce que tu as vécu en Libye, tu y as été obligé pour survivre, ce qui fait de toi quelqu’un de fort. Tu n’as pas à en avoir honte. Cela ne fait pas de toi ni quelqu’un de diminué, cela ne change pas ton orientation sexuelle, et tu pourras plus tard refaire ta vie avec une femme. Mais pour cela, c’est important d’en parler à quelqu’un de confiance lorsque tu seras débarqué. » J’ai bien insisté sur la nécessité de se faire suivre et accompagner par un professionnel… Le jeune homme avait les larmes aux yeux. En me quittant, il m’a promis de le faire. J’ai repensé souvent à ce garçon. J’ai envie de croire qu’il le fera. 

Crédit photo en haut de page : Flavio Gasperini / SOS MEDITERRANEE