« Évidemment, la date canonique pour tous les marins, c’est le naufrage du Titanic en 1912, qui a fait quelque 1500 morts. À l’époque, il n’y avait pas de signal de détresse international établi ni de mécanisme de coordination des sauvetages ! Le navire a lancé un ‘’S.O.S.’’, on connaît la suite. »
Historien, Vincent Guigueno s’est toujours intéressé à la sécurité de la navigation, en particulier aux phares. Membre de la section Lettres et arts de l’Académie de marine, il est conférencier à Sciences Po sur les enjeux maritimes contemporains. En 2017, alors qu’il était conservateur au Musée de la Marine, il a été commissaire de l’exposition « Mayday ! Voix et visages du sauvetage en mer ». Nous avons voulu lui poser quelques questions sur l’histoire du sauvetage en mer, du Titanic à l’Ocean Viking.
1- Pouvez-vous nous rappeler comment se sont créés les mécanismes qui régissent le sauvetage en mer ?
L’histoire du sauvetage en mer, dont une synthèse reste à écrire, s’inscrit dans les formes de solidarité entre gens de mer. C’est aussi l’histoire d’une relation entre populations littorales et marins en péril. Celle-ci est codifiée dans des textes anciens qui règlent l’économie des naufrages, par exemple l’Ordonnance de Marine de Colbert (1681).
La perception du naufrage change au début du XIXe siècle, avec le développement d’initiatives locales sur les côtes et la création des premières stations de sauvetage. Elles sont ensuite fédérées au niveau national, d’abord en Angleterre. En 2024, la RNLI [Royal National Lifeboat Institution] célèbre ses 200 ans d’existence. En France, il faut attendre 1865 pour voir se constituer une Société centrale de sauvetage de naufragés.
Très vite, le sujet devient international, avec l’augmentation des trafics maritimes au XIXe siècle. Aujourd’hui, l’acteur principal qui régit l’ensemble des règles de la sauvegarde de la vie en mer est l’Organisation maritime internationale (OMI), née après la Seconde Guerre mondiale sous l’égide des Nations-Unies, et qui est basée à Londres.
L’OMI veille à l’application des conventions sur le sauvetage en mer. Les deux textes les plus importants sont la Convention SOLAS (Safety of Life at Sea), adoptée la première fois en 1914 à la suite du naufrage du Titanic et la Convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes [Convention SAR] signée en 1979 à Hambourg. Ces conventions attribuent aux États des obligations en matière de sauvetage en mer et de sécurité maritime. Avec d’autres textes, ils établissent clairement l’obligation d’assistance faite aux marins et le devoir de coordination des secours par les États côtiers, mais aussi pour les navires de disposer de moyens de télécommunications pour pouvoir appeler les autres navires ou la terre.
Évidemment, la date canonique pour tous les marins, c’est le naufrage du Titanic en 1912, qui a fait quelque 1 500 morts. À l’époque, il n’y avait pas de signal de détresse international établi, ni de de mécanisme de coordination des sauvetages ! Le navire a lancé un « S.O.S », on connaît la suite. Mais aujourd’hui, le mot Mayday, qui vient du monde de l’aéronautique, a été adopté et c’est celui-là qu’on doit lancer sur les ondes.
Si on reprend l’exemple du Titanic, on sait très bien qu’il a lancé un « S.O.S. », qui a été entendu par des navires dans le secteur. Il y en a même un, le Californian, qui n’était pas très loin. Mais son opérateur radio était parti se coucher, alors ce bateau, qui était le plus près et donc le plus susceptible de lui venir en aide, n’est pas intervenu.
2- À quel moment des mécanismes de coordination des secours en mer sont-ils apparus ?
Les MRCC (centres de coordination des secours maritimes) entrent en service à la fin des années soixante en Europe. En France, le premier Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) est créé en 1967, au moment où les moyens de communication et de contrôle se développent. Sans moyen de communication, sans radio VHF, vous ne pouvez pas appeler au secours.
La création des MRCC est donc intimement liée au déploiement de réseaux permettant de relayer les appels de détresse. On adjoint à la radiotéléphonie « traditionnelle » des satellites (INMARSAT) pour aboutir en 1999 à un système mondial de détresse et de sécurité en mer (SMDSM). Aujourd’hui, il y a, pour les navires équipés, une couverture intégrale sur toutes les mers du monde : quand on appelle au secours, on doit tomber sur un MRCC. C’est d’ailleurs inscrit dans la convention de Hambourg. Peu importe dans quelle Région de recherche et de sauvetage (SRR) vous vous trouvez [zone dans les eaux internationales dont la coordination est attribuée à un État], quelqu’un va entendre votre appel de détresse et est responsable de la coordination des secours au nom de l’État qui a signé une convention internationale. La mise en place de ces SRR date des années 1980. On est bien loin du Titanic !
3- Quelle est votre analyse des évolutions de la coordination des sauvetages maritimes en Méditerranée centrale ?
Je pense qu’il faut revenir à l’OMI et à son engagement en matière de sécurité de la navigation. Dans les années 1960-1970, on assiste à une augmentation des collisions entre les navires dans des zones très denses comme le Pas-de-Calais, qu’on appelle alors le « couloir de la mort ». On pourrait toujours l’appeler comme ça aujourd’hui mais pour d’autres raisons. C’est l’époque des premières marées noires, des collisions entre navires marchands. L’OMI fonctionne donc dans une logique de contrôle de la circulation de grands navires de commerce, transportant des cargaisons plus ou moins dangereuses. Il a fallu par exemple s’adapter à l’explosion du transport par conteneurs. Avec un tel horizon, on comprend que les conventions sur le droit maritime n’étaient pas conçues pour faire face aux phénomènes migratoires apparus dans les années 2000 et aux naufrages tragiques qui les accompagnent. Les systèmes de contrôle mis en place ne sont donc pas dimensionnés, en termes de moyens humains et techniques, pour répondre à la situation. Tout n’est pas qu’une question de décisions politiques, prise à l’instant T, il y a une inertie « technopolitique » du système de sauvetage qu’il faut prendre en compte dans l’analyse, me semble-t-il.
En revanche, de grands principes de solidarité entre gens de mer, bien antérieurs aux conventions qu’on a évoquées, sont également réaffirmés dans ces textes. Je ne suis pas juriste, mais il me semble que le décret Piantedosi [adopté en Italie depuis janvier 2023] va à l’encontre des principes du droit maritime. Un navire d’une ONG comme SOS MEDITERRANEE qui, après un premier sauvetage, reçoit un deuxième appel de détresse, a l’obligation de le faire. Il faut marteler la Règle 33(1), chapitre V, de SOLAS 1974 : « le capitaine d’un navire en mer qui est en mesure de prêter assistance et qui reçoit, de quelque source que ce soit, une information indiquant que des personnes se trouvent en détresse en mer, est tenu de se porter à toute vitesse à leur secours, si possible en les informant ou en informant le service de recherche et de sauvetage ».
Le commandant serait donc en faute, du point de vue de la Convention SOLAS, s’il ne se déroutait pas pour porter secours à une embarcation qui appelle à l’aide. Pénaliser un navire pour avoir réalisé un sauvetage, c’est illégal. Il n’appartient pas aux États de décider si un navire doit porter assistance ou pas, la décision appartient in fine au capitaine du navire.
Quand je réécoute l’interview que j’avais donnée en 2017 à Jean Lebrun sur France Inter [La Marche de l’histoire] sur le sauvetage en mer, je me dis que j’étais naïf de penser que les phénomènes d’intolérance et d’exclusion face aux migrants à terre ne contamineraient pas les mers. Car les dysfonctionnements actuels répondent à des impératifs politiques. Aujourd’hui, le droit maritime prescrit que quelqu’un qui ne porte pas secours à une embarcation en détresse peut être poursuivi en justice. En Méditerranée, ce que vit SOS MEDITERRANEE, c’est plutôt le contraire. Il faudrait que les pratiques de l’ONU auprès des personnes réfugiées sur terre puisse être « maritimisées » ou, pour le dire autrement, faire de la mer un espace humanitaire. Quand elle s’en donne les moyens, l’ONU est capable d’agir pour obliger les États à respecter le droit. Il suffit de voir les moyens nautiques qui ont été mis, sous l’égide de l’ONU, pour combattre la « piraterie » somalienne dans les années 2000 (résolution 1816). Face aux dérives des États européens et de l’Europe, qui s’en remet à Frontex, les Nations Unies peuvent légitimement intervenir pour le respect du droit maritime international bafoué en Méditerranée.
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