PERSONNES MINEURES NAUFRAGÉES :
UN DEVOIR DE PROTECTION
Près du quart des personnes rescapées secourues par l’Aquarius et l’Ocean Viking, les navires de SOS MEDITERRANEE, sont mineures, dont la grande majorité voyagent seules. Ce dossier a pour but de raconter leur histoire, sur la base de leurs propres témoignages. Ils s’appellent James, Esther, Sélim, Souleyman, Yasmine, Magdi, Youssouf, Abdo, Hamid et Yussif. Avant d’être des « migrants », ce sont avant tout des adolescents avec des histoires singulières, souvent très difficiles : il faut voir en eux des êtres humains rendus vulnérables du fait de leur âge, de leur isolement et des dangers du périple qui les a menés sur la route migratoire maritime la plus mortelle au monde, en Méditerranée centrale. Les droits humains fondamentaux et les besoins essentiels de ces jeunes – particulièrement exposés à de multiples exactions durant leur trajet, leur séjour en Libye et la traversée de la Méditerranée – doivent être garantis en toute circonstance : le premier de ces droits est celui de vivre. Le devoir d’assistance à personne en danger de mort devrait s’imposer sans ambages à terre comme en mer : c’est pourquoi SOS MEDITERRANEE réclame depuis sa création en 2015 que des flottes navales européennes conséquentes soient mobilisées sans plus attendre pour secourir toutes ces embarcations de fortune perdues en haute mer. À défaut, des ONG comme SOS MEDITERRANEE contiuent de porter assistance aux femmes, aux hommes et aux enfants qui fuient l’enfer libyen au péril de leur vie. La protection de toutes les personnes rescapées à bord des navires de SOS MEDITERRANEE demeure une priorité jusqu’au débarquement dans un port sûr, comme le prévoit le droit maritime international. Une attention particulière est portée à ces rescapé.e.s mineur.e.s doublement vulnérables. Outre sa mission de sauvetage et de protection des rescapé.e.s, l’association porte également une mission de témoignage tout aussi vitale. Ce dossier rassemble des extraits de dix témoignages de jeunes recueillis entre 2016 et 2020 qui permettent de mettre en lumière le drame qui se déroule en mer aux portes de l’Europe, dans l’indifférence quasi générale, et redonner un visage et une voix à cette jeunesse naufragée.
J’avais seulement 17 ans [quand mes parents sont morts]. J’étais livré à moi-même, il fallait que je gagne ma vie pour survivre. Aucune chance de trouver du travail dans ma région. […] [En Libye], il y a des exploitations agricoles qui ont besoin de main-d’œuvre… […] Je recevais des coups de poing ou des coups de bâton. C’était horrible. […] Nous nous sommes cachés dans le sable pendant quatre jours. Une nuit, des hommes sont arrivés avec des armes et nous ont forcés à monter sur ces bateaux pneumatiques. […] J’ai poussé un ouf de soulagement quand je vous ai vus approcher sur vos canots de sauvetage. […] Jamais au grand jamais je ne retournerai dans ce pays qu’est la Libye, je ne veux même plus entendre prononcer ce nom. […] Je veux aller à l’école et apprendre à lire et à écrire. Mon rêve c’est d’aller à l’école, même à 22 ans. Tu crois que c’est possible ? »
Lors d'une attaque contre mon village par un groupe armé, j'ai vu mon père se faire tuer devant moi. Ma mère et mes frères vivent maintenant dans un camp de réfugié.e.s. J'ai un frère aîné qui est allé en Libye avant moi, mais il a disparu. (...) Il m'a fallu sept jours pour traverser le Sahara. [Durant tout ce temps], nous n'avons eu du pain à manger que deux fois, et chaque soir nous recevions un litre d'eau à partager pour 33 personnes. »
La liberté n'existe pas en Libye, nous sommes tou.te.s enfermé.e.s. J'ai été forcé à travailler, battu, et je recevais à peine de quoi me nourrir. Prendre la mer était la seule option possible. Je ne savais pas que nous serions si nombreux sur l'embarcation, mais je n'ai pas pu refuser de monter à bord car ils avaient des armes. Personne ne savait naviguer. Je suis parti parce que mes parents n'avaient pas d'argent. Je ne voulais pas aller en Europe, mais je n'avais pas d'autre choix. »
41 172*
PERSONNES SECOURUES DEPUIS 2016
33%*
DES PERSONNES SECOURUES DEPUIS 2016 AVAIENT MOINS DE 18 ANS
9675*
MINEUR.E.S SECOURU.E.S DEPUIS FÉVRIER 2016
Parmi les personnes rescapées de moins de 18 ans, 79 % voyageaient seules, c’est-à-dire qu’elles n’étaient accompagnées ni par un parent, ni par un représentant légal. Leur parcours peut avoir duré de nombreuses années. Par ailleurs, 6 % des mineur.e.s. avaient moins de cinq ans.
Ce dossier spécial vise à mettre en lumière le récit de quelques-un.e.s de ces rescapé.e.s qui ont quitté leur foyer alors qu’ils et elles n’étaient que des enfants ou des adolescents, ont parcouru de grandes distances, pour la plupart seul.e.s, puis ont vécu ce qu’ils appellent l’ « enfer libyen » avant d’être secouru.e.s en Méditerranée centrale par SOS MEDITERRANEE sur la route migratoire maritime la plus mortelle au monde.
PROPOTION DE PERSONNES MINEURES (8773) SUR UNE TOTAL DE 36 789 PERSONNES SECOURUES PAR SOS MEDITERRANEE ENTRE FÉVRIER 2016 ET SEPTEMBRE 2022
LES ROUTES MIGRATOIRES
MÉDITERRANÉENNES VERS L’EUROPE
Afin de fuir des situations insoutenables dans leur pays d'origine ou sur la route migratoire – guerre, violences, pauvreté… – des milliers de personnes tentent de traverser chaque année la mer Méditerranée dans des embarcations précaires, impropres à la navigation et surchargées. Les trois voies migratoires les plus empruntées en Méditerranée aujourd'hui sont celles de la Méditerranée Occidentale, de la Méditerranée Orientale et de la Méditerranée Centrale, la plus dangereuse, où intervient SOS MEDITERRANEE.
Selon le Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations-Unies (HCR), 123 318 personnes sont arrivées en Europe par ces trois routes migratoires en 2021, contre 1 032 400 arrivées en 2015. Bien que le nombre d’arrivées par la mer ait donc fortement diminué, le taux de mortalité a quant à lui augmenté, signifiant que le risque de mourir pendant la traversée est plus élevé. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), sur les 1885 personnes décédées en tentant de traverser la Méditerranée en 2019 – sans compter les embarcations disparues en mer sans témoin –, 1 262 sont mortes en Méditerranée centrale, qui demeure aujourd’hui la route maritime migratoire le plus mortelle au monde depuis 2014. Cette mortalité importante s’explique entre autres par la très grande distance (300 à 400 km) qui sépare les côtes de la Libye et celles de l’Italie, le manque cruel de capacités de recherche et de sauvetage étatiques déployées en Méditerranée centrale, auquel s’ajoute les multiples entraves à l’endroit des navires des ONG et une coordination déficiente des garde-côtes libyens. Le nombre de mineur.e.s qui se sont noyé.e.s ou ont disparu en mer demeure difficile à mesurer, particulièrement en Méditerranée centrale où dans plus de 85 % des incidents rapportés, l’âge des migrants n’est pas connu. Par ailleurs, le nombre d'interceptions par les garde-côtes libyens, financés par l'Union Européenne, est également en hausse avec 41% des personnes en détresse renvoyeés vers la Libye de janvier à septembre 2022. ces refoulements, qui se soldent souvent par le renvoi des rescapé.e.s dans des centres de détention, sont particulièrement redoutés par les naufragé.e.s.
DES DIZAINES DE TÉMOIGNAGES POUR AUTANT D'HISTOIRES SINGULIÈRES
Les histoires des rescapé.e.s mineur.e.s sont très diverses, leur réalité complexe et les raisons de leur départ variées. Dans leur pays, ils sont généralement confrontés à de grandes inégalités et encourent parfois des risques importants. Ils empruntent des routes migratoires extrêmement dangereuses, traversant souvent plusieurs pays, y compris des déserts. Ceux qui arrivent en Libye puis sont secourus en mer par SOS MEDITERRANEE témoignent d’expériences douloureuses accumulées avant et pendant leur parcours migratoire.
La décision de quitter le pays d’origine relève de raisons complexes liées au contexte politique, socio-économique et sécuritaire du pays, de même qu’à la situation familiale. Pour certains mineurs, partir est l’unique chance de survie face à la guerre, aux persécutions ou à la violence dans leur pays ou dans leur famille.
D’autres ont choisi de partir, ou n’ont eu d’autre choix que de partir, dans le but de trouver un emploi pour subvenir à leurs propres besoins ou aux besoins de leur famille.
Enfin, certains jeunes quittent leur pays en quête d’une éducation ou simplement d’un meilleur avenir.
J’ai quitté ma famille au Ghana puisque dans notre tradition, une fille doit marier le fils de son oncle paternel, mais moi je ne voulais pas car je souhaitais aller à l’école. Si tu es mariée, tu ne peux pas étudier ou même travailler. Ce n’est pas facile de vivre au Ghana pour une femme. Si tu n’acceptes pas les règles, la famille te rejette. Ma mère ne voulait pas que je sois jetée à la rue, mais mon père m’a dit que si je ne mariais pas l’homme qu’il avait choisi pour moi, il me tuerait. Il m’a battue avec une courroie, il m’a menacée. Mon frère a aussi voulu me convaincre, il m’a frappée aussi, mais je savais que je voulais une vie différente. J’ai finalement quitté mon pays à la fin du mois de janvier 2017. Le voyage du Ghana à la Libye a duré trois semaines. Je ne croyais pas que ce serait si difficile.”
Pourquoi avoir quitté leur pays ?
PAYS D'ORIGINE
Les personnes secourues par SOS MEDITERRANEE depuis 2016 (majeures et mineures confondues) sont originaires de 44 pays du continent africain (de l'Est, de l'Ouest et parfois même du Nord) et d'Asie (Afghanistan, Bangladesh, Syrie, Palestine,...). Seuls les témoignages des rescapé.e.s s'exprimant dans une langue comprise par les équipes et désirant le faire ont pu être recueillis et retranscrits. Les pays les plus représentés à bord de l'Aquarius et de l'Ocean Viking sont :
> LE NIGÉRIA (10, 98%) > L'ÉRYTHRÉE (10,25 %) > LA CÔTE D'IVOIRE (6,48%)
> LA GUINÉE CONACRY (6,24 %) > LE MALI (5,60%) > LE BANGLADESH (5,15 %)
> LE SOUDAN (3,80 %) > LE SÉNÉGAL (3,19 %) > LA GAMBIE (3,08 %) > LE GANA (2, 37 %)
Les histoires des personnes rescapées mineures sont très diverses, leur réalité complexe et les raisons de leur départ variées. Dans leur pays, elles sont généralement confrontées à de grandes inégalités et encourent parfois des risques importants. Elles empruntent des routes migratoires extrêmement dangereuses, traversant souvent plusieurs pays, y compris des déserts. Celles qui arrivent en Libye puis sont secourues en mer par SOS MEDITERRANEE témoignent d'expériences douloureuses accumulées avant et pendant leur parcours migratoire.
La décision de quitter le pays d'origine relève de raisons complexes liées au contexte politique, socio-économique et sécuritaire ou à la situation familiale. Pour certain.e.s mineur.e.s, partir est l'unique chance de survie face à la guerre, aux persécutions ou à la violence dans leur pays ou dans leur famille. D'autres ont choisi de partir, ou n'ont eu d'autre choix, dans le but de trouver un emploi pour subvenir à leurs propres besoins ou à ceux de leur famille. Enfin, certain.e.s jeunes quittent leur pays en quête d'une éducation ou simplement d'un meilleur avenir.
Les risques rencontrés sur la route migratoire
Selon leur témoignage, certaines personnes rescapées secourues par SOS MEDITERRANEE n’avaient pas forcément l’Europe pour destination finale en quittant leur pays. Lorsque les jeunes entreprennent leur périple, leur destination n’est pas nécessairement déterminée à l’avance et peut évoluer en chemin. Par ailleurs, prendre la mer sur une embarcation de fortune constitue habituellement la seule échappatoire possible à ce que les naufragé.e.s nomment « l’enfer libyen ». Une chose est certaine, les risques encourus durant leur trajet sont considérables, y compris celui d’y laisser sa vie. Selon les Nations-Unies, « environ 25 migrants africains meurent chaque semaine (environ 1 300 chaque année) sur le continent africain avant même d’embarquer pour de périlleux voyages maritimes. »
Sur la route, les personnes en migration sont souvent victimes de vol, de travail forcé ou non rémunéré, d’enlèvement, de détention, de violences physiques incluant la torture et les violences sexuelles, de privations de nourriture ou encore d’absence de soins.
La route migratoire des mineur.e.s emprunte notamment des zones en proie à des réseaux de traite humaine, les mettant dans des positions de dépendance et de grande vulnérabilité face aux trafiquants, comme démontré par l’OIM dans un rapport datant de 2020. Pour assurer financièrement leur voyage, les mineurs peuvent être confrontés à des situations dangereuses d’exploitation ou de travail informel.
La traversée du désert constitue également une épreuve parfois mortelle : les migrants qui voyagent dans (...) le Sahara font face à des risques liés à la fois au danger inhérent à la traversée de ce vaste désert, ainsi qu'aux risques d'origine humaine liés à l'insécurité régionale... » (selon l'OIM).
La plupart de ces expériences traumatiques ont surtout lieu en Libye. Les jeunes rescapé.e.s qui ont entrepris leur voyage avant leur majorité et qui ont partagé leur témoignage avec SOS MEDITERRANEE ont tous tenté de traverser la mer à partir de la Libye. Certain.e.s s'y sont retrouvés de façon volontaire, dans l'espoir de trouver du travail, quand d'autres y ont été amenés de force via un réseau de traite humaine. Les multiples exactions subies en Libye ont motivé leur décision de risquer leur vie en mer pour la majorité d'entre eux, quand ils n'y ont pas été contraints.
Ça ne faisait pas une demi-heure qu’on avait quitté Agadez, au Niger, que notre pick-up a été pris en embuscade. Ils nous ont débarqués, détroussés de tous nos sacs, nos portefeuilles, nos papiers et bien sûr, notre argent. Après nous avoir détroussés, ils ont exigé une somme supplémentaire pour continuer la route. Comme on n’avait plus rien du tout, ils nous ont embarqués et emprisonnés dans un camp [en Libye].”
Pour lire le témoignage complet de Souleyman, consultez le livre de Marie Rajablat « Les Naufragés de l’enfer »
RISQUES DE TRAITE HUMAINE POUR LES MINEUR.E.S SUR LA ROUTE MIGRATOIRE DE LA MÉDITÉRRANÉE CENTRALE
La plupart de ces expériences traumatiques ont surtout lieu en Libye. Les jeunes rescapés qui ont entrepris leur voyage avant leur majorité et qui ont livré leur témoignage à SOS MEDITERRANEE ont tous tenté de traverser la mer à partir de la Libye. Certains s’y sont retrouvés de façon volontaire, dans l’espoir de trouver du travail, quand d’autres y ont été amenés de force via un réseau de traite humaine. Les multiples exactions subies en Libye ont motivé leur décision de risquer leur vie en mer pour la majorité d’entre eux, quand ils n’y ont pas été contraints.
1
Le 24 octobre 2008, j’étais avec mon troupeau. J’ai entendu ces maudits avions qui s’approchaient, et les bombes ont commencé à tomber. J’ai vu des flammes monter au-dessus de nos maisons. Le bruit était assourdissant. (…) Nous avons pris quelques affaires et nous sommes partis dans la vallée. (…) Je ne sais pas combien de personnes ont été tuées ce jour-là. Il n’y avait plus aucun bruit. Ma famille avait disparu, je les ai cherchés mais on ne voyait pas bien dans l’obscurité. J’avais peur, et je suis parti.
5
Sur la route [entre Moudjwar et la frontière libyenne], j’ai croisé le camion d’un libyen qui venait acheter des moutons au Soudan. Je lui ai dit que je n’avais pas d’argent, il a accepté de me cacher dans sa remorque avec les animaux. Le voyage a duré neuf jours. Le désert est un endroit très dangereux, des fois, les camions tombent en panne. On voit les cadavres des gens morts dans le sable. J’ai dessiné une jeep abandonnée. Les gens qui étaient à bord sont tous morts de soif.
7
Dans cet endroit [centre de détention libyen], il y avait une cinquantaine d’autres personnes enfermées, des Éthiopiens, des Érythréens, des Soudanais, des personnes qui venaient du Bangladesh. On n’avait presque rien à manger, juste un morceau de pain par jour, de l’eau, parfois des pâtes. Quand un nouveau prisonnier arrivait, il était torturé pour obtenir le numéro de sa famille. Si la famille ne répondait pas, ou ne pouvait pas payer la rançon, ils nous frappaient. Certaines personnes disparaissaient.
Moi j’avais perdu les miens, alors j’ai donné le numéro d’amis. Les kidnappeurs leur ont demandé 2500 dinars (1750 euros) en échange de ma libération. Ils ont réussi à obtenir cette somme en mai, et grâce à eux, j’ai pu sortir de cet enfer.
8
Nous sommes restés deux jours sur la mer, avant d’être repérés par l’Aquarius, le bateau de SOS MEDITERRANEE. Certains n’ont pas pu attendre, ils ont plongé pour rejoindre les secours. Nous avons eu beaucoup de chance.”
Le témoignage et les dessins présentés ici ont été tirés du « Livre 1 : Darfour », qui relate l’histoire de Magdi Hagar, secouru par l’Aquarius. L’ouvrage, qui compte 100 dessins du jeune Soudanais et l’histoire détaillée de son parcours, a été constitué en 2016 et publié par DESSINS SANS PAPIERS, un collectif qui organise des ateliers de dessins auprès des réfugiés en France. Pour consulter le site de DESSINS SANS PAPIERS :https://dessinssanspapiers. wordpress.com/.
“L’enfer libyen” raconté par les mineur.e.s
Depuis la chute du régime de Mouammar Kadhafi en 2011, la situation politique et économique libyenne est chaotique. Le pays est affecté par des conflits dans lesquels s’opposent les forces du gouvernement et des milices, qui s’affrontent aussi entre elles. Les migrants, réfugiés et demandeurs d’asile sont privés de leurs droits et peuvent à tout moment être emprisonnés et victimes d’atteintes graves à leur dignité et aux droits humains, sans aucun recours. D’après les témoignages recueillis à bord de nos navires, les mineurs, seuls ou accompagnés, sont soumis aux mêmes types d’exactions que les adultes en Libye.
L’Unicef rapporte que « sur les 641 000 migrants et réfugiés en Libye, 9 % sont des mineurs exposés à de graves violations des droits de l’enfant. Les enfants migrants et réfugiés sont détenus dans des conditions inhumaines et les centres de détention ont été atteints par des frappes aériennes. En 2019, plus de 300 migrants et réfugiés, dont des enfants, sont morts en traversant la Méditerranée depuis la Libye. »
Les personnes qui ont été secourues par un navire de SOS MEDITERRANEE décrivent généralement des situations identiques : en Libye, les migrants, demandeurs d’asile et réfugiés sont arrêtés par les autorités ou par des hommes armés, puis enfermés dans des centres ou lieux de détention informels, où ils sont contraints, sous la violence, de payer une rançon en échange de leur libération. Certains de ces lieux sont des centres gérés par les autorités gouvernementales, d’autres sont des lieux clos tenus par des milices, des groupes armés ou des individus isolés. Dans beaucoup de ces lieux, les violences physiques sont quotidiennes pour les enfants comme pour les adultes. Les rescapé.e.s décrivent des repas insuffisants, des conditions d’hygiène désastreuses, des violences physiques, sexuelles et verbales – notamment la torture visant l’extorsion de fonds - régulières et une surpopulation qui affecte gravement la santé des captifs et captives. Plusieurs ont même rapporté avoir été témoins d’exécutions.
En Libye, parfois les gens meurent et les familles ne savent pas qu'ils sont morts. Je connaissais un garçon gambien de ma ville natale : on m'a dit qu'il avait été mis en prison (...) et qu'il avait été abattu en essayant de s'échapper. À Sabratha [dans le centre de détention], nous ne mangions qu'une fois par jour, de la nourriture périmée. L'eau était salée. Certaines personnes étaient tellement malades qu'elles n'ont pas pu aller aux toilettes pendant un mois. Même parler n'était pas autorisé. Quand le garde fumait ou était ivre, il tirait au hasard sur les gens ou pointait son arme sur nous en nous disant qu'un jour, si nous ne faisons pas attention, il nous tuerait. (...) Quand j'ai vu votre bateau arriver, la première chose à laquelle j'ai pensé, c'est aux garde-côtes lybiens. J'avais peur d'être intercepté. Mais je devais essayer de m'échapper à tout prix. »
Bien souvent, si les personnes migrantes sont incapables de payer la rançon demandée pour leur libération, elles sont utilisées dans les réseaux de traite humaine et mises au travail forcé dans des conditions semblables à celles de l’esclavage. Les mineur.e.s sont encore plus à risque d’être victimes de la traite des êtres humains.
Les personnes détenues réussissent parfois à s’échapper des centres de détention et à fuir la Libye par la mer par le biais de passeurs contre de fortes sommes. D’autres sont forcées de monter sur une embarcation de fortune, sous la menace des armes. Certaines n’arriveront pas à destination, disparues en mer ou ramenées en Libye après avoir été interceptés par les garde-côtes libyens.
Depuis que l’Europe, dans le cadre de sa politique d’externalisation de la gestion des flux migratoires aux frontières, a transféré aux autorités libyennes la coordination de la vaste zone de recherche et de sauvetage dans les eaux internationales au large de la Libye, les garde-côtes libyens interceptent un grand nombre d’embarcations dont les occupant.e.s tentent de fuir la Libye par la mer. Ces personnes sont ramenées dans les centres de détention libyens. Certain.e.s rescapé.e.s de l’Aquarius et de l’Ocean Viking ont témoigné avoir été ramené.e.s de force jusqu’à quatre ou cinq fois en Libye. Selon l'OIM, une personne sur deux fuyant la Libye a été ramenée de force en 2021.
Ils étaient des gens du gouvernement, ils ont arrêté seulement les Noirs qui passaient. Ils ont pris mon passeport et mes papiers. J’ai passé six mois en prison, sans nourriture, sans médicaments, c’était comme un mauvais rêve. Je suis malade depuis un an et demi. Dans le camp, je n’ai pas travaillé. On m’a battu pour que je leur donne de l’argent. On a soutiré de l’argent de nos familles. On ne nous a pas permis de sortir, nous autres Somaliens et Éthiopiens. Il n’y a pas de liberté. Un vieil homme m’a aidé. C’était un homme bien. J’ai quitté le camp et travaillé pour lui pendant trois mois. Ensuite il m’a mis en contact avec les passeurs, les gens avec les bateaux. Alors, me voilà.”
Jeunes filles en migration : une double peine
Si les jeunes filles peuvent choisir de quitter leur pays d’origine pour les mêmes raisons que les garçons (guerre, conflits, persécutions, recherche de meilleures conditions de vie), elles sont cependant plus nombreuses à fuir des formes de violences domestiques et sexuelles, notamment les mariages forcés. Mais cette fuite ne leur garantit aucune sécurité pour la suite, puisque beaucoup de jeunes femmes sont victimes d’abus sexuels pendant leur parcours migratoire.
Les mineures qui voyagent seules sont triplement vulnérables : en plus d’être des femmes plus exposées aux abus sexuels, elles sont jeunes et elles ne bénéficient pas de la protection d’un parent ou d’un tuteur, en plus d’être isolées. Les femmes et les jeunes filles sont aussi particulièrement exposées aux réseaux de traite humaine liés à la prostitution.
Bien qu’elles révèlent difficilement leurs expériences, de très nombreuses jeunes filles ont subi des violences physiques, des violences sexuelles et de l’exploitation en Libye, notamment dans les centres de détention. Si peu d’entre elles décrivent dans les détails les horreurs qu’elles ont vécues, de nombreux hommes rapportent quant à eux avoir été témoins de violences à l’égard des femmes et des jeunes filles en Libye. Nombre d’entre elles portent les stigmates physiques et psychologiques de ces agressions répétées, ou tombent enceintes à la suite de viols. Mali, sage-femme à bord de l’Ocean Viking, raconte dans un article du journaliste Faras Ghani d’Al Jazeera qu’ « aux mains des trafiquants et des militaires, elles sont exposées à des violences physiques. Elles sont violées ou sexuellement abusées. Certaines sont battues. Dans les centres de détention, on les frappe incessamment dans le ventre. Certaines présentent des brûlures aux parties génitales. » Il cite notamment un Rapport du Mixed Migration Center qui affirme que « la Libye est l’une des zones les plus à risques en termes d’abus, les violations des droits humains y sont aiguës. Plusieurs femmes et jeunes filles signalent des cas de viols dans des centres de détention ou de prostitution forcée. »
En Libye, j’ai vu un chauffeur de taxi qui n’avait pas l’air méchant. Il avait l’air généreux. Alors, je suis allée lui demander de l’aide. Il m’a emmenée dans une maison en ruine, dans une pièce où il m’a enfermée pendant plusieurs jours. Il m’a obligée à faire toutes sortes de choses. Des fois il demandait juste que je le touche... des fois il voulait coucher avec moi. Il s’en allait puis il revenait. Ça recommençait. Des fois je faisais comme si je ne réagissais plus. Il me donnait alors un peu à boire et à manger. Puis il recommençait. Et un jour il a oublié de fermer la porte à clé, alors je me suis enfuie.”
Pour lire le témoignage complet de Yasmine, consultez le livre de Marie Rajablat, « Les Naufragés de l’enfer ».
Lorsqu'elles voyagent seules, les femmes et les jeunes filles sont souvent prises pour cibles par les trafiquants d'êtres humains et les passeurs. Si elles n'ont pas le montant d'argent nécessaire pour traverser la Méditerranée, elles peuvent être forcées à des relations sexuelles avec les passeurs en échange d'une « place » sur un bateau. « Nous savons que dans cette Afrique devenue un réservoir important de la traite des humain.e.s, les femmes représentent 70% de ce trafic. »
Enfin, pendant les traversées sur des embarcations de fortune et notamment sur les bateaux pneumatiques, les femmes, les jeunes filles et les enfants sont souvent placé.e.s au centre car les hommes croient ainsi les protéger de l'exposition directe aux vagues et à la houle. Pourtant, à cet emplacement, cela les expose davantage à l'écrasement, à la suffocation ou aux brûlures sévères causées par le mélange d'eau de mer et de carburant, extrêmement corrosif pour la peau. Dès leur arrivée à bord de notre navire, les femmes et les jeunes filles sont accompagnées par les équipes vers une pièce appelée le « shelter » (« refuge » en anglais). Ce lieu garantit la protection des femmes et des enfants. Aucun homme n'est autorisé à y entrer. Elles peuvent consulter une sage-femme, notamment pour passer un test de grossesse.
Ils ont amené des femmes. Il y avait des filles, des filles qui étaient même plus jeunes que moi… Ils les ont violées devant nous et il fallait qu’on regarde. Il y avait leur père ou leurs frères. Ceux qui bougeaient, qui voulaient empêcher ça, étaient tués sur place. Ils m’ont tiré du groupe, avec un autre de mon âge et ils ont voulu qu’on viole une femme. J’ai refusé. Je préférais mourir plutôt que de faire ça. Alors ils m’ont balancé un coup dans la tête. Je suis tombé. Ils m’ont battu à coup de pieds et de barres de fer. Je ne sais pas pourquoi ils ne m’ont pas tué. Il y en a à qui ils ont mis une arme sur la tempe s’ils ne le faisaient pas. Alors… »
Pour lire le témoignage complet de Youssouf, consultez le livre de Marie Rajablat, « Les Naufragés de l’enfer ».
Le traversée de la Méditerranée
Adultes ou mineur.e.s, la traversée de la Méditerranée constitue pour la majorité des rescapé.e.s l’unique possibilité d’échapper à l’enfer libyen. Ils n’ont donc pas d’autre choix que de risquer leur vie en mer pour s’en sortir. Leur témoignage est unanime : « mieux vaut mourir en mer que de rester en Libye ».
Afin de payer la traversée, les jeunes comme les adultes peuvent avoir recours à l’emprunt de grosses sommes d’argent à leur famille ou à des amis, à du travail faiblement rémunéré pendant plusieurs mois, au travail forcé sans rémunération en échange de l’espoir de monter sur un bateau. Certain.e.s tentent la traversée à plusieurs reprises… Depuis 2018 et l’attribution d’une zone de recherche et de sauvetage aux autorités maritimes libyennes, des milliers de personnes sont interceptées par les garde-côtes libyens chaque année, ramenées de force en Libye en dépit du droit international et sont, la plupart du temps, enfermées dans des centres de détention.
Dans certains cas, elles sont forcées à prendre la mer, sans savoir ce qui les attend, ni vers où elles se dirigent. Elles tentent de résister en constatant le piètre état des embarcations mais finissent par obéir sous la menace d’une arme.
Entassées sur des bateaux pneumatiques ou des barques de pêche, elles peuvent être jusqu’à 10 personnes au mètre carré. Elles quittent la côte libyenne de nuit généralement sans eau, sans nourriture, détroussées de leurs effets personnels, dans des embarcations précaires et sans avoir suffisamment d’essence pour pouvoir traverser la mer jusqu’aux côtes européennes.
Je ne savais rien des bateaux qui partaient pour l’Europe car j’étais venue en Libye pour travailler. Mais une nuit une bombe a été lancée sur la maison où je vivais, et des hommes sont venus nous prendre pour nous amener à l’endroit d’où les bateaux partent. C’était la nuit et je ne voyais rien sauf le bateau pneumatique blanc dans lequel nous étions. Je me souviens qu’il y avait beaucoup d’autres filles avec moi. Je n’ai payé pour rien, je n’avais pas d’argent. La femme arabe pour qui j’avais travaillé en Libye avait dû payer pour mon voyage. J’ai demandé où nous allions et ils m’ont dit qu’on allait en Europe. Au début je n’avais pas peur car je ne pouvais rien voir. Mais quand le soleil s’est levé, j’ai été terrifiée de me retrouver au milieu de la mer. J’ai vu les autres pleurer, vomir, prier. Je n’ai pas bougé, je voulais pleurer mais j’avais trop peur de tomber à l’eau. J’étais paralysée par la peur.”
Mission protection à bord
Sauver, protéger, témoigner : telles sont les trois missions de SOS MEDITERRANEE. La mission de protection à bord du navire est particulièrement cruciale pour les personnes vulnérables comme les mineur.e.s.
Dès l’arrivée à bord de notre navire de sauvetage, on identifie les personnes les plus vulnérables – personnes ayant été particulièrement exposées à des souffrances physiques, psychologiques ou les deux, et nécessitant de fait une protection et une attention médicale et humanitaire appropriées. Les mineur.e.s voyageant seul.e.s sont « enregistré.e.s » et muni.e.s d’un bracelet d’une couleur spécifique afin de mieux les accompagner.
Chaque membre de l'équipe est formé.e aux premiers secours psychologiques. Il s’agit avant tout de rester en alerte : écouter celles et ceux qui souhaitent parler ; repérer les plus reclu.e.s dans le silence ; et savoir passer le relais aux spécialistes au sein de l’équipe médicale ou des soins lorsque les récits se font trop difficiles à entendre.
Outre cette écoute psychologique professionnelle essentielle même pour la durée relativement courte de la traversée vers un lieu sûr de débarquement, le signalement des cas particulièrement vulnérables aux autorités et aux organisations spécialisées dans la protection internationale est assuré dès l’arrivée au port afin que se poursuive leur prise en charge.
J’ai passé quatre jours en mer avant d’être secouru. La nuit où nous avons quitté la Libye, le fond du bateau s’est fissuré. Personne n’a dormi pendant tout ce temps parce que nous avons dû vider l’eau à l’aide d’un bidon de carburant vide. Nous avons manqué de nourriture et d’eau après le premier jour. Un homme est même devenu si désespéré qu’il a sauté par-dessus bord. Nous avons dû l’aider à remonter dans le bateau. On avait si peur, on ne pensait plus qu’à la mort : tout le monde était persuadé que nous allions mourir.”
Nous étions dans la cale, sans nourriture ni eau. Il faisait incroyablement chaud, nous n'avions pas d'air. Nous étions asphyxié.e.s à cause du carburant. Si nous étions resté.e.s quelques heures de plus, nous serions mort.e.s. J'ai beaucoup souffert ces trois dernières années, beaucoup trop. Mon rêve maintenant, est de trouver un travail pour envoyer de l'argent à ma mère afin qu'elle puisse vivre dignement. Je veux aussi que tout le monde sache ce qu'il se passe en Libye.”
Recueil de témoignages à bord
Les témoignages des enfants et des adolescents que j’ai recueillis étaient essentiellement ceux de mineurs non accompagnés. Si certains avaient choisi de quitter leur pays et leur famille, quoi qu’ils en disent, beaucoup y avaient été contraints. Pour tenir et continuer à avancer pendant leur périple, il a fallu qu’ils se coupent d’une partie d’eux-mêmes, qu’ils écartent les doux souvenirs du pays pour ceux qui en avaient. Pour tous, ils étaient obnubilés par leur objectif : une vie meilleure. C’est l’instinct de survie ou la pulsion de vie qui les avaient propulsés jusqu’à notre navire.
Nous avions tous cela en tête lorsque nous les accueillions à bord. Pendant que nous leur serrions la main, et les regardions dans les yeux pour leur souhaiter la bienvenue, nous scannions leur état physique et psychique, leur présence au monde. Nous savions aussi que toutes sortes de douleurs allaient émerger dans les heures suivantes car ils venaient de passer des jours, des nuits en mer, effrayés, ankylosés, convaincus qu’ils allaient mourir. Et avant, ils avaient perdu des êtres chers sur le chemin. Ils avaient vu et vécu tant d’horreurs. Alors, arrivés sur ce gros bateau où leur vie n’était plus en danger, entourés de sollicitude, le corps et l’esprit pouvaient lâcher.
Beaucoup de jeunes gens voulaient témoigner. Ceux qui pouvaient le faire avaient un mental d’acier, en tous cas à ce moment-là. Nous avions conscience qu’il fallait avoir à l’œil les discrets, les sidérés, ceux qui étaient restés quelque part très loin. Nous essayions de les regrouper pour qu’ils veillent les uns sur les autres et nous interpellent si besoin.
Puis il y avait les filles, souvent plus farouches. Mises à l’abri avec les femmes et les petits enfants, je ne restais ni trop loin ni trop près parce que lorsqu’elles étaient prêtes à raconter, il fallait être là. Si les garçons sont restés très généralistes, les filles qui ont pu parler ont témoigné par le menu l’enfer qu’elles avaient vécu.
Puissions-nous leur rendre à tous leur dignité.
UN MARIN-SAUVETEUR RACONTE…
DES ENFANTS TROP VITE DEVENUS ADULTES
« Les femmes et les enfants d’abord ! » C’est la phrase qui revient spontanément lorsqu’on évoque des scènes de guerre, des films d’action voire une certaine sagesse populaire lorsqu’il y a un grand nombre de personnes à sauver. C’est une règle qui s’applique également au sauvetage en mer. Mais qu’en est-il de ces enfants, trop vite devenus grands, qui voyagent seuls et traversent la Méditerranée au milieu d’étrangers sur des bateaux pneumatiques surchargés ?
Le nombre de mineurs non accompagnés à avoir vécu cette expérience traumatisante de la fuite de la Libye par la mer est impressionnant, tant en termes de pourcentage que de fréquence. Lors de nos dernières missions en mer, environ quatre personnes sur dix étaient des adolescents voyageant sans leurs parents ni quelque autre référent.
Dans cet espace confiné qu’est l’Ocean Viking, durant les périodes d’attente interminables pour obtenir un lieu sûr de débarquement, il n’y a pas la possibilité de dégager un endroit qui soit vraiment destiné aux mineurs seuls. Imaginez trois cents personnes, parfois même plus, se disputant un coin d’ombre ou un espace pour dormir sur le pont.
En trois ans de sauvetage en mer avec SOS MEDITERRANEE, à plusieurs reprises je me suis rapproché de ces enfants à l’âge indéterminé, qui se comportent et réagissent comme des adultes, habitués à recevoir des ordres, à obéir la tête basse. A bord, parfois on assiste au contraire à la résurgence de leur désir de se comporter comme les enfants qu’ils sont : alors rejaillit la nature ludique de ces enfants trop vite devenus adultes, l’irrationnel et la légèreté. Certains vont construire un échiquier avec des morceaux de carton, d’autres créer des mélodies et des rythmes en tapant sur différentes surfaces à portée de main, quand d’autres vont dessiner ou se raconter des histoires. Alors on observe la formation de petits groupes de jeunes, et aussi d’amitiés sincères. Dans un univers de compétition, la solidarité est chose rare.
Du temps du célèbre Aquarius, lors d’une de ses dernières missions, deux garçons de 15 et 16 ans, des Ghanéens, m’ont approché. Dans un très bon anglais, l’un d’entre eux me pose cette question à laquelle je n’étais pas préparé : « combien y-a-t-il de planètes ? » Devant mon incompréhension manifeste, il insiste : « Des planètes comme Mars, Vénus, Jupiter... » Il s’avère qu’ils sont en train de discuter à propos de Pluton : est-ce une planète ou bien un astéroïde ? Ils n’en sont pas sûrs ! Au fil de cette conversation surréaliste entre ces enfants rescapés, je découvre qu’ils travaillaient comme chercheurs d’or en Libye. C’est comme cela qu’ils ont pu se payer la traversée vers l’Europe.
Au moment d’écrire ces lignes, mes jeunes amis doivent approcher la majorité. J’espère vraiment pour eux qu’ils sont en sécurité. »
J’ai fui la Côte-d’Ivoire pour que ma petite fille d’un an et demi ne soit pas excisée. Je ne voulais pas qu’elle subisse ce que j’ai subi parce que ça fait partie de la coutume. Comme moi je sais ce que ça fait, je n’ai pas accepté. Ça n’a pas été facile. Mon mari aussi ne voulait pas qu’elle soit excisée et sa famille n’était pas d’accord avec nous non plus. Le temps passé est le temps passé, mais aujourd’hui on ne doit plus accepter d’exciser les femmes. J’en souffre beaucoup moi-même. J’ai des douleurs quand je suis avec mon mari, souvent ça me fait mal. Je ne peux pas accepter qu’on fasse ça à mon enfant. Mon mari aussi est contre le fait qu’on excise son enfant parce qu’il sait que j’en souffre moi-même. Mon mari est un homme bon. C’est lui qui m’a donné le courage de me battre.
On est partis pour l’Algérie mais on a été refoulés, alors on a pris la route de la Libye. En Libye, il y a tellement de prisons [NDLR : Maïmouna parle ici de centres de détention] ! On s’est retrouvés en prison plusieurs fois.
J’avais prévu de contacter mes parents en arrivant, ils ont refusé de nous envoyer de l’argent pour nous aider parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec le fait qu’on ait empêché l’excision de notre fille.
En prison on nous tapait. On ne nous donnait pas assez à manger. On a souffert. Les femmes y sont très mal traitées. Souvent un garçon que tu ne connais même pas va t’attraper et te violer. Si tu refuses, il te tue. Tu ne peux rien faire. Tu n’as aucun moyen de te défendre.
Souvent, mon mari se faisait attraper sans raison et après il fallait qu’il paye pour sortir. Il a passé beaucoup de temps en prison, avec nous aussi. On pouvait passer trois, cinq mois en prison. En Libye, j’étais obligée de me déplacer avec mon enfant, du coup quand on se faisait attraper, c’était avec elle. J’ai été trois fois en prison avec mon bébé.
Mon mari se débrouillait pour travailler quand il n’était pas enfermé, on payait avec cet argent pour sortir de prison. Il travaillait dans le bâtiment. Il était obligé de le faire pour nourrir sa famille, parce que pour les femmes c’est difficile de travailler là-bas. Tout le monde n’était pas mauvais en Libye. Parfois, certaines personnes le payaient pour son travail, mais souvent il travaillait mais on ne le payait pas.
Prendre la mer Méditerranée, ce n’était pas facile. J’avais très peur. C’était notre quatrième tentative de fuite par la mer. A chaque fois qu’on s’est fait attraper, on a été amenés en prison avec notre bébé, quand elle avait à peine quelques mois. On nous frappait. Mais on était obligés d’essayer de fuir par la mer, on ne pouvait pas retourner chez nous. Si on retournait chez nous, notre fille aurait été excisée.
On nous a lancés entre 22h et 23h. Vous imaginez tout ce temps sur l’eau ? [NDLR : le sauvetage a eu lieu le lendemain, mercredi 19 février 2020, entre 10h30 et 12h45.] Beaucoup de prières. On pleurait, pleurait. Avec les enfants en plus. C’était difficile. On pense à tout. On pourrait mourir en mer. Moi en tout cas, je préférais me noyer plutôt que d’être attrapée par les Libyens [NDLR : Maïmouna parle ici des garde-côtes libyens]. Quand on nous attrape, c’est pour nous maltraiter.
La mer n’est pas facile à traverser, surtout sur des petits canots pneumatiques. Mais on était obligés de faire comme ça. Tout le monde n’a pas la même vie. Moi, j’ai été obligée de faire ça. Je ne veux pas que ma fille soit excisée, elle aussi. Pour mon enfant, je suis capable de tout. Pour moi, une mère doit prendre la défense de son enfant. Mon mari est pareil. Il dit : « ce qui est arrivé à sa femme ne doit pas arriver à son enfant. »
On est prêts à mourir pour protéger notre enfant. C’est pour elle qu’on a fait tout ça. Pour la protéger. »