« Chaque vie perdue en mer n’est pas un échec du destin, mais un échec politique. » 
4 décembre 2025
Alors que les ONG humanitaires en Méditerranée ne cessent d’être entravées, voire attaquées, SOS MEDITERRANEE était présente au Parlement européen le 4 novembre 2025 aux côtés d’autres ONG de sauvetage, de personnes rescapées et d’expert.e.s, à l’invitation des eurodéputées Estrella Galán et Cecilia Strada. Réuni.e.s pour marquer dix années de sauvetage sur l’une des routes migratoires les plus meurtrières du monde, les intervenant.e.s ont rappelé l’urgence d’un sursaut politique, évoqué l’érosion du devoir de porter secours, les conséquences des politiques d’externalisation européennes et la réalité vécue par les personnes rescapées, avant d’appeler à restaurer un cadre respectueux des droits humains et du droit maritime. 

À cette occasion, Bianca, représentante de SOS MEDITERRANEE, a déclaré :  

Au cours de la dernière décennie, les organisations non gouvernementales engagées dans les opérations de recherche et de sauvetage ont sauvé plus de 175 000 vies en Méditerranée centrale. Pourtant, pour chaque vie sauvée, d’innombrables autres ont été perdues, non pas à cause de la mer elle-même, mais en raison de choix politiques qui ont transformé la Méditerranée en un immense cimetière à ciel ouvert. 

Ces choix se manifestent particulièrement dans la radicalisation de la non-assistance, avec l’érosion systématique du devoir de porter secours, autrefois pierre angulaire du droit maritime international. En dix ans, les États n’ont pas seulement négligé leurs obligations en mer, ils ont mis en place une architecture politique conçue pour laisser mourir des personnes hors de tout regard. Les acteurs de la société civile, eux, ont dû faire face à une criminalisation persistante et à un harcèlement administratif constant. 

Au fil des années, les ONG de recherche et de sauvetage ont été confrontées à des obstacles croissants pour débarquer rapidement les personnes secourues, les gouvernements italiens successifs retardant volontairement l’accès à des ports sûrs. Ce qui avait débuté comme des blocages ponctuels est devenu une politique systématisée, consistant à attribuer des ports lointains qui mettent en danger les survivants et réduisent la capacité des ONG à mener leurs opérations. 

Les gouvernements italiens successifs ont également adopté des lois visant spécifiquement les ONG de sauvetage, dans le but de réduire leur présence en mer, les plaçant souvent en conflit direct avec le devoir de porter secours. En 2023, une nouvelle législation a obligé les navires humanitaires à retourner immédiatement au port après chaque sauvetage, les contraignant parfois à ignorer des alertes de détresse toutes proches. Ces mesures ont fortement entravé les opérations humanitaires, entraînant 32 détentions administratives et plus de 700 jours d’immobilisation forcée depuis l’adoption de la loi. 

Cette obstruction s’accompagne d’une dégradation des mécanismes de coordination en mer. Les informations de détresse, autrefois partagées de manière transparente, sont désormais traitées de façon de plus en plus confidentielle et sélective par les centres de coordination maritime italien, maltais et libyen, principalement pour faciliter les interceptions réalisées par les garde-côtes libyens soutenus par l’Union européenne. Alors qu’en 2016 et 2017, plus de la moitié des embarcations assistées par nos équipes étaient repérées grâce aux alertes relayées par les garde-côtes italiens, ce chiffre s’est effondré pour atteindre environ 1 % au cours des six dernières années. En 2023, une seule alerte de détresse nous a été transmise par l’Italie. À l’inverse, des initiatives citoyennes comme Alarm Phone sont devenues indispensables, représentant près de 45 % des alertes reçues par nos équipes l’an dernier, tout en informant systématiquement les autorités qui, trop souvent, ne réagissent pas. 

L’Italie a également engagé des actions juridiques et administratives contre les ONG de sauvetage, les accusant de faciliter la migration illégale par une prétendue coopération avec des passeurs ou en ne suivant pas certaines instructions officielles. Ces actions ont conduit à des enquêtes criminelles, des saisies de navires et des politiques restrictives, même si la plupart des charges ont finalement été abandonnées faute de preuves. Une affaire emblématique, le procès Iuventa, s’est conclue en avril 2024 par l’acquittement complet de tous les humanitaires concernés. 

Soyons clairs, l’entrave imposée aux ONG n’est qu’une facette du problème. L’autre réside dans le soutien continu apporté aux garde-côtes libyens, permettant l’interception illégale et le renvoi forcé de personnes cherchant refuge vers un pays où la violence, la détention et l’exploitation sont systémiques. 

Cette décennie a également vu s’institutionnaliser la violence, alors que les interceptions forcées et les renvois vers des pays non sûrs sont devenus des outils banalisés de contrôle migratoire. Le 2 novembre a représenté une nouvelle occasion manquée pour l’Italie de changer de cap, puisque la date limite pour réviser ou abroger son mémorandum d’entente avec la Libye est passée sans que l’accord ne soit modifié. 

Depuis 2017, des millions d’euros ont été investis dans la formation, l’équipement et la coordination des garde-côtes libyens, notamment pour créer un centre libyen de coordination maritime des secours et pour reconnaître officiellement une région libyenne de recherche et de sauvetage. Et tout cela malgré des preuves écrasantes démontrant que la Libye ne peut être considérée comme un lieu sûr au regard du droit international. 

Concrètement, les avions européens détectent les embarcations en détresse et transmettent leurs coordonnées aux garde-côtes libyens, facilitant ainsi les renvois forcés vers la détention, la torture et l’exploitation. En continuant de reconnaître la zone libyenne de recherche et de sauvetage, les États européens se rendent complices d’un cycle d’abus, en finançant et en légitimant un système qui viole à la fois le droit maritime et les droits humains. 

Le résultat est une Méditerranée centrale marquée par un chaos organisé, véritable laboratoire de dissuasion, un espace où les appels de détresse restent sans réponse, où la surveillance remplace le sauvetage, et où des navires financés par l’Europe tirent sur des bateaux humanitaires. 

Le 24 août 2025, notre navire, l’Ocean Viking, a été pris sous des tirs nourris d’un patrouilleur des garde-côtes libyens, un navire de classe Corrubia fourni par l’Italie dans le cadre d’un programme financé par l’Union européenne. Des hommes masqués ont tiré à hauteur d’homme, brisant les vitres de la passerelle, détruisant du matériel de sauvetage et mettant immédiatement en danger la vie de 87 rescapé.e.s et membres d’équipage. Ce n’était pas un incident isolé, mais l’aboutissement prévisible d’années d’impunité et de complicité politique, un système qui arme ceux qui mettent des vies en danger tout en criminalisant ceux qui les protègent. 

Au cœur de cette décennie de dissuasion se trouve la déshumanisation, des personnes en détresse réduites à des chiffres ou à des flux, permettant aux décideurs d’ignorer les conséquences de leurs choix. 

Nous nous trouvons aujourd’hui à un moment charnière. Les frontières maritimes de l’Europe sont devenues des espaces de négligence délibérée, où la dissuasion a remplacé le devoir d’assistance et où le silence a pris la place de la solidarité. En reproduisant le modèle libyen dans le cadre de nouveaux accords comme celui conclu avec la Tunisie en 2023, les États européens continuent d’externaliser leurs responsabilités et de rendre possibles les abus et les décès. 

Ces politiques permettent aux États européens de se protéger de toute responsabilité, tout en exposant les personnes migrantes et réfugiées à l’abus, à la détention et à la mort. 

Chaque vie perdue en mer n’est pas un échec du destin, mais un échec politique. Chaque sauvetage effectué par la société civile n’est pas un acte de défi, mais la défense du droit et de l’humanité qui nous réunit toutes et tous. 

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