L’attente
2 avril 2020

Jamais auparavant nous n’avions partagé un sentiment et une condition capables de rassembler l’ensemble de la population, globalement, sans distinction. Une condition qui nous a tous obligés à nous arrêter, à réfléchir, à adopter une perspective différente. Le monde attend.

L’attente est familière pour les sauveteurs. Une attente qui procède d’un état d’esprit, une attente active, tendue vers le futur, plutôt que passive… Une attente vigilante, prélude à une grande frénésie lors du sauvetage, et qui mène toujours – du moins c’est ce que nous espérons à chaque moment – à un soupir de soulagement.

« Un sauveteur en service est toujours prêt, même s’il ne sait pas exactement quelle sera sa mission. Au coin de la rue peut toujours survenir un sauvetage relativement simple, un carnage ou une situation complètement nouvelle et inattendue, ou peut-être aucune de ces options. Vous dormez la nuit, mais en réalité vous êtes toujours éveillé parce que vous êtes conscient que quelque chose pourrait arriver et que vous ne pouvez vous permettre aucune distraction. » Viviana, équipe de marins-sauveteurs de SOS MEDITERRANEE.

« Pour un sauveteur, l’attente est plurielle… Il y a les longs trajets à basse intensité émotionnelle en mer, lorsqu’on navigue vers la zone de recherche et de sauvetage ; il y a le retour heureux vers un port sûr, mais pas encore assigné ; enfin, il y a cette attente d’une intensité émotionnelle absolue qui précède tout sauvetage. Dans ce dernier cas, les procédures à suivre qu’on répète mentalement succèdent à nos doutes sur la possibilité de sauver 100% des naufragés. » Stefano, équipe de marins-sauveteurs de SOS MEDITERRANEE.

La conscience de pouvoir être utile pour répondre à l’urgence transforme l’attente en une source de grand stress, de concentration, de frustration, d’impatience.

Pourtant, nous avons honte de cette impatience, nous savons tous (et les nouveaux encore plus que les anciens) que nous devrions plutôt nous réjouir qu’il n’y ait pas de personnes en détresse en mer. À l’ennui s’ajoute alors un sentiment de culpabilité. Bien sûr, nous essayons de tirer le meilleur parti du temps dont nous disposons. Après l’entraînement quotidien à bord du navire, qui occupe une bonne partie de notre temps, nous bavardons, nous faisons de la gymnastique, nous bouquinons, nous regardons des films… Et bien sûr – c’est un grand classique – nous taquinons les nouveaux membres de l’équipe.

Mais dès qu’il y a un sauvetage, les plaisanteries cessent, les interviews sont interrompues.

« C’est le moment où les journalistes se rendent compte que les sauveteurs qu’ils ont côtoyés jusque-là n’étaient que des figurants, que ce temps de « l’avant » avait un air de vacances. On constate que beaucoup d’entre eux n’ont qu’une envie : ranger les caméras, les blocs-notes et les microphones pour aider. Ils se demandent alors s’il est plus important de secourir ou de documenter. Vous voyez dans leurs yeux se transformer brutalement des faits qui avaient été lus, vus en photo ou en vidéo, écoutés – quelque chose d’abstrait en somme – en des événements irrémédiablement réels. Et lorsque les premiers naufragés commencent à monter à bord, les journalistes sont comme réduits au silence devant la profonde humanité des personnes secourues, devant les grands yeux pleins d’émotions de ceux qui viennent d’en réchapper, devant la réalité incontestable des blessés, des malades, des mourants. Face à l’inévitabilité de la mort. » Benedetta, équipe de marins-sauveteurs de SOS MEDITERRANEE.

Le sauvetage

« Lorsque le moment est venu de porter secours, il faut seulement agir, être lucide et efficace, l’adrénaline monte et il n’y a pas le temps de réfléchir, car toute action ou toute absence d’action pourrait coûter la vie à quelqu’un. » Viviana.

Les sauveteurs s’entraînent jusqu’à l’épuisement. Jour après jour, ils répètent, étape par étape, les gestes à poser, comment réagir. Ceux d’entre nous qui les observent ne comprennent pas pourquoi cette danse se répète sans fin. On ne le comprend que lorsque l’alarme se déclenche, que la panique prend le dessus, mais que le sauveteur, lucide et précis, sait parfaitement ce qu’il doit faire et dire pour sauver le bien le plus précieux : la vie.

Le monde entier attend maintenant, et les sauveteurs, les médecins, les bénévoles ont commencé leur danse frénétique, lucide et efficace. Chaque sauveteur, en mer comme à terre, sait qu’une autre étape suivra le tourbillon du sauvetage : le souffle de soulagement de la dernière main tendue depuis le débarquement du bateau, du dernier pied touchant le pont, du premier patient n’ayant plus besoin du respirateur, de la première promenade à la fin de la quarantaine…

…« Vous les mettez en sécurité sur le navire, leur premier refuge. La tension redescend, elle s’apaise. Il y a peut-être le temps pour quelques larmes… Et puis tout cela recommence, encore et encore. » Viviana.

Interviews et texte : Isabella Trombetta / SOS MEDITERRANEE

Crédit photo : Julia Schaefermeyer / SOS MEDITERRANEE

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