Assis sur un quai du port de Lampedusa, mon sac sur l’épaule, j’attends l’Aquarius, le navire de l’opération « SOS MÉDITERRANÉE » sur lequel je dois embarquer pour vingt et un jours. Petit pincement à l’estomac. Pas par peur du mal de mer. Plutôt face à l’ampleur de la tâche.
Tout à l’heure, le bateau de 77 mètres de long entrera dans ce port qui a vu passer des dizaines de milliers de migrants venus d’Afrique ou d’Asie. Sur un îlot, un caillou tout proche, il y a une statue de vierge à l’enfant plantée à quatorze mètres de profondeur, par un pécheur miraculé. Elle est là, au fond de l’eau et la mer de ses larmes pleure les trente mille hommes, femmes et enfants qu’elle a vus mourir noyés depuis quinze ans en Méditerranée. Ils sont là, ballottés dans la vase du fond, couchés sur le dos, les yeux tournés vers la surface striée par le sillage des bateaux qui devaient les emporter vers une autre vie.
J’ai parcouru autrefois cette île pour raconter leur tragédie. Celle de Salomon, l’Africain, dont le Zodiac chargé de 75 personnes a dérivé vingt-cinq jours, et qu’on a retrouvé quasi-mort de faim et de soif avec quatre autres survivants. Celle de Robiel, évadé de la dictature d’Érythrée, qui a vaincu les déserts et la mer, pour aller se noyer dans le port de Calais, à 150 mètres du ferry qui devait l’emmener en Angleterre, le terme de son voyage. J’ai raconté leurs histoires et tant d’autres dans les journaux et un livre. À chaque fois, on me répondait : « C’est terrible. Mais que faire ? »
Aujourd’hui, j’ai une partie de la réponse. L’Aquarius a été affrété en un temps record par une association de citoyens comme vous et moi, une sorte de start-up de l’humanitaire. Et il part pour deux mois de campagne frôler les côtes libyennes, là où aucun navire de paix ne croise. Nous allons patrouiller, en maraude, porter secours aux embarcations de migrants en détresse, dans une zone où la mortalité est estimée à 5%, cinq noyés sur cent migrants en mer. Il faudra les sortir de l’eau, soigner l’urgence à bord, les nourrir et les hydrater et, le plus vite possible, les transborder vers les navires qui croisent plus au Nord, voire les déposer dans un port de Sicile et un centre d’accueil. Et l’Aquarius repartira, à toute vapeur, à la recherche d’autres points sur l’eau. Je l’attends, il va entrer en roulant dans le port, la mer est mauvaise. À bord, une partie de l’équipe est déjà terrassée par le mal de mer. Tout le monde est secoué. Tant mieux. Tous savent maintenant que ce sera dur. L’équipage est prêt. On aura sans doute un méchant mal de mer, mais c’est infiniment mieux que cette nausée permanente du sentiment d’impuissance.
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par Jean-Paul Mari. Retrouvez son site Grands Reporters.
Crédits photos : Patrick Bar