Le 24 août dernier, alors que l’Ocean Viking venait de secourir 87 personnes, il a été attaqué par les garde-côtes libyens. Caroline, infirmière et membre de l’équipe médicale, était à bord. À l’heure où le navire-ambulance s’apprête à reprendre la mer après plusieurs mois d’immobilisation forcée pour réparations, elle a accepté de revenir sur cette journée et de partager sa détermination à repartir.
Le 24 août dernier a marqué un tournant pour notre équipe. L’attaque commise par les garde-côtes libyens n’a pas seulement bouleversé nos opérations elle a surtout renforcé notre détermination à continuer à secourir des personnes et à témoigner de ce qu’il se passe en Méditerranée centrale.
J’étais sur le pont en tant que Medical Team Leader, quand tout a commencé. Nous venions de secourir un groupe de 87 personnes. Mon rôle au moment du sauvetage était d’accueillir chaque personne qui gravit l’échelle, de faire un triage rapide : est-ce qu’elle parlait et marchait normalement ? Avait-t-elle du carburant sur la peau ? Ces mélanges d’eau de mer et de fuel, on les connaît trop bien : ils peuvent provoquer des brûlures étendues et des douleurs extrêmes. Nous avions aussi distribué de la nourriture et des couvertures. C’est toujours un moment particulier : celui où les personnes rescapées commencent à comprendre qu’elles sont enfin en sécurité, après des jours en mer.
Un patrouilleur libyen s’est alors approché. Le premier niveau d’alerte a été déclenché. Nous avons dirigé les personnes rescapées vers les abris et tiré des bâches pour qu’elles ne soient pas visibles de l’extérieur.
Nous savions que les garde-côtes libyens opéraient souvent dans cette zone et nous faisions en sorte de ne pas interagir avec eux depuis le pont. L’alerte 1 crée une tension, mais pas d’inquiétude.
Puis j’ai entendu des bruits secs. J’ai d’abord pensé que l’équipe de maintenance effectuait une réparation. Quand le niveau d’alerte est passé à 2, j’ai compris que c’étaient des tirs.
Je suis allée à la clinique car un patient soudanais s’y reposait. Il ne se doutait de rien, je ne lui ai rien dit pour ne pas l’inquiéter, d’autant plus qu’il était dans un lieu protégé des balles. Je me suis allongée au sol, attentive à chaque bruit. Je me disais que tant que je n’entendais pas de cris, cela voulait dire que personne n’était blessé. Quand nous sommes passés au niveau d’alerte 3, qui sous-entend un risque d’abordage, avec ordre de nous rendre dans la citadelle – cet abri protégé au cœur du navire -, je n’ai pas pu m’y rendre immédiatement car j’aurais dû traverser le pont à découvert. J’ai donc attendu jusqu’à entendre à la radio : « Run now! »
J’ai couru sans réfléchir et j’ai rejoint les équipes dans la citadelle.
Dès que cela a été possible, nous sommes ressortis. Les personnes rescapées allaient bien et elles nous ont remercié.e.s de les avoir mises à l’abri. À ce moment-là, j’ai ressenti un sentiment étrange, teinté de honte : nous leur avions promis la sécurité, et malgré nous, nous n’avions pas pu la leur garantir.
Alors que nous sommes à bord de l’Ocean Viking pour secourir, soigner, protéger, nous avons réalisé que la violence rattrape même les lieux censés être sûrs. J’ai éprouvé une immense colère. Parce que les balles n’ont rien à faire sur un navire de sauvetage. Il y avait quelque chose d’absurde dans cette situation.
J’étais déjà en colère avant le 24 août et cette attaque est venue superposer une nouvelle colère à la précédente. Pas celle qui détruit, mais une colère qui pousse à agir. Je le répète ici : les vraies victimes de cette attaque, ce ne sont pas nous, les équipes de SOS MEDITERRANEE. Ce sont les hommes, les femmes et les enfants sur ces embarcations, qui fuient la guerre et les violences. J’ai espéré que cet événement insensé entraînerait au moins des répercussions politiques, un changement pour toutes les personnes qui partent en mer. Mais ce n’est pas ce qui s’est produit.
Si nous ne retournons pas en mer, alors nous laissons cet espace aux armes et à l’oubli. Chaque départ est une promesse : celle de ne pas détourner le regard.
C’est pourquoi repartir est essentiel. Pour eux, et pour nous. Parce que notre présence en mer, à bord de l’Ocean Viking, est la preuve que la solidarité n’a pas disparu.
Aujourd’hui, toute notre équipe médicale se prépare pour repartir : nous dispensons et recevons des formations, réorganisons le matériel et renforçons nos protocoles de protection.
Nous sommes impatient.e.s de repartir pour assurer notre mission de témoignage et de secours aux personnes en détresse en mer.
C’est grâce à vous que notre engagement peut se poursuivre.
Chaque don nous permet de repartir. De rester en mer pour surveiller, intervenir, témoigner. Pour refuser le silence que l’on voudrait nous imposer.
Crédit photo : Hannah Wallace Bowman

