« Aux dangers de la mer s’ajoute la peur imminente de l’interception et du retour forcé en Libye. »
Guillaume a rejoint pour la première fois l’équipe de recherche et de sauvetage de SOS MEDITERRANEE en novembre 2019. De retour sur l’Ocean Viking ce printemps, le marin-sauveteur nous fait part de son expérience à bord. Voici le quatrième carnet issu de son journal de bord.
Du 23 avril au 17 mai
J’écris depuis la quarantaine et j’essaie de me rappeler dans quel ordre et comment les évènements se sont déroulés depuis le désastre du 22 avril. Je me souviens de l’attente et des quarts où, dans l’œil de la jumelle, la mer disait son dégoût.
Dégrisée, et essoufflée pendant des jours entiers, elle aussi est épuisée de porter toutes ces détresses. J’ai cette tendance à faire de l’anthropomorphisme avec cette Méditerranée, ça me soulage de l’indifférence générale dans laquelle l’humanité baigne.
Il faut voir pour se rendre compte de ce que c’est, une foule amassée sur quelque chose qui ressemble à un agencement de contreplaqué et de caoutchouc gonflé au milieu de rien.
Puis j’ai arrêté de penser, le 27 avril, lorsque deux canots pneumatiques ont été signalés en détresse à quelques dizaines de milles nautique de notre position. Il faut voir pour se rendre compte de ce que c’est, une foule amassée sur quelque chose qui ressemble à un agencement de contreplaqué et de caoutchouc gonflé au milieu de rien. Des enfants sur un jouet de plage au cœur d’un océan sans rivage. Nous avons eu le luxe, enfin, d’avoir une mer calme et un ciel clément. Les trois canots rapides de sauvetage ont été mis à l’eau, ce qui nous a permis de porter assistance à deux embarcations en même temps, séparées d’un demi-mille l’une de l’autre.
Tanguy, le responsable des opérations de sauvetage, sait ce qu’il a à faire. Il est à la fois chef d’orchestre et crieur public, il calme la foule en détresse et dirige le ballet de nos bateaux de sauvetages.
Ces adolescents ont vieilli plus vite que moi. La vie les a chassés de l’enfance, remplacée par la cavale.
L’un des flotteurs des canots était déjà un peu dégonflé : à quelques minutes près, la situation aurait pu être dramatique. Les bateaux en caoutchouc se vident des peurs quand l’Ocean Viking, lui, se remplit de soulagement. Les rescapés à bord de nos bateaux sont silencieux, épuisés. Ils suivent les consignes des sauveteurs : en tout, 236 personnes dont 119 mineurs non-accompagnés, des adolescents. À leur âge, j’allais au lycée, je bouquinais des mangas, j’avais entraînement d’athlétisme le samedi et je jouais à la Playstation. Ces adolescents ont vieilli plus vite que moi. La vie les a chassés de l’enfance, remplacée par la cavale. Même pas un parent pour trouver le refuge de leur bras et pleurer un peu.
Le lendemain à l’aube, rebelote, deux autres canots pneumatiques à trois heures de navigation. L’Ocean Viking fonce à toute vitesse sur l’eau, qui s’est mise à remuer. Nos trois bateaux de sauvetage sont suspendus à leurs grues, prêts à être mis à l’eau. À la passerelle, Michele, le responsable adjoint de nos opérations de recherche et de sauvetage, ajuste les réglages du radar pour essayer de saisir l’écho du premier canot que nous cherchons. Alors, dans le brouillard électronique du radar, il apparaît.
Un visuel est ensuite confirmé aux jumelles. Ce jour-là, nous aurions pu secourir autant de personnes que la veille et le pont aurait alors accueilli quelques 500 vies, comme un gigantesque bouquet de sourires. Ce jour-là, les garde-côtes libyens ont déboulé de l’horizon sur notre arrière à 35 nœuds. À la radio VHF, ils nous ordonnaient en anglais “change course” (« changez de trajectoire »). Et fonçaient sur les pneumatiques. Aux dangers de la mer s’ajoute la peur imminente de l’interception et du retour forcé en Libye. La détresse s’est dédoublée. Les 236 rescapées à notre bord sont de tristes spectateurs que le hasard a placé là plutôt qu’ailleurs.
Deux semaines plus tard, après avoir cohabité en mer avec les personnes rescapées, après avoir été autorisés à les débarquer en Italie, après avoir englouti une énième quarantaine, je quitte le navire pour retourner au reste de ma vie. L’amertume ne part pas au lavage, elle colle et reste. Pourtant ça, ce n’est presque rien. Ce qui n’est pas rien ce sont les autres, ceux qui sont morts en mer. Sans oublier les rescapés qui n’ont le droit qu’à la peur, peu importe la rive.
Crédits photo : Flavio Gasperini / SOS MEDITERRANEE
Les précédents carnets de Guillaume, réalisés pendant la douzième mission de l’Ocean Viking en avril 2021, sont disponibles ici, ici et là.
Retrouvez les carnets de sauvetage de Guillaume en décembre 2019