6 janvier.
Huitième jour de quarantaine. La date de départ de l’Ocean Viking fixée au 10 janvier se rapproche inexorablement.
Chaque jour la formation se poursuit, par écrans interposés, sur tous les sujets. Relatifs au navire et au fonctionnements des différentes équipes à bord. Une manière de prendre conscience de ce qui nous attend. Pour être prêt le jour J. Ou les jours J. Aujourd’hui nous avons même eu droit à un cours de navigation et de lecture de cartes maritimes avec Anna. Et une orange pour faire le globe terrestre. L’art de s’adapter à tout.
Si le temps est bien rempli, les nuits sont malgré tout morcelées. Chacun refait le film des choses entrevues la journée. Imaginant toute de sorte de scénarios auxquels nous pourrions faire face. Si savoir c’est prévoir, cela peut aussi être une façon d’envisager le pire.
Sophie Beau, la directrice de SOS MEDITERRANEE me glissait ces mots :
« Nous ne sommes pas des héros, nous faisons juste une infime part face aux défis devant nous. Il faut en finir avec cette image des héros de l’humanitaire. Nous sommes simplement des citoyens, des professionnels, des humains concernés. »
Une volonté et une force qui irriguent et nourrissent tous ceux qui y participent. Les bénévoles, les marins, les équipes à terre, en mer, trouvant tous dans cette action une force collective et humaine qui rejaillit sur d’autres projets, sur d’autres actions, donnant du souffle à leurs regards.
Le « ruissellement » agit. Dans la solidarité. Une façon de se tenir debout.
La veille je descendais à la salle commune. Nous pouvions enfin commencer à nous rassembler par petits groupes, maintenant que nous étions tous négatifs au COVID. Gardant nos masques et nos distances malgré tout. C’était presque étonnant de revoir des gens. Erik, de l’équipe de recherche et de sauvetage (SAR Team), dirigeait un atelier sur le contrôle de soi et la respiration en cas de stress. Dehors une partie de l’équipe fumait une cigarette au grand air. Une façon de respirer. La formation était terminée, j’étais arrivé trop tard pris par de longs entretiens avec les équipes à terre. Moi qui pensais pouvoir me caler dans un coin pour dessiner la scène, c’est raté.
« On peut faire une formation rapide juste pour toi, une petite séance privée, pas de problème ! »
Erik tient une belle cinquantaine tonique, et un sourire permanent. Lesbos, la Grèce, Sea Watch, Ocean Viking, ses expériences sont nombreuses, il ne s’épanche pas dessus comme un homme qui en a vu. C’est ainsi. Il sourit. Tout le monde ici porte des histoires, des expériences, il sera temps bientôt de nous rencontrer et de les raconter.
La pause s’éternise un peu. Au fond du coin fumeur il y a Yann. « On prononce Yôn » Aussi breton que français comme son nom le laisse entendre. Il me confie son stress d’avant départ, ce qui nous attend, ses nuits difficiles. « Ça va être intense, ça va tu gères le stress toi ? ». Yôn fera partie de l’équipe SAR (Search and Rescue) mais il est aussi peintre, ce qu’il s’empresse de me confier. Il espère qu’on aura le loisir de croiser nos pinceaux à bord. « J’ai pris mes boites de couleurs et mes pinceaux, mais je ne me rends pas compte du temps que l’on va avoir en dehors des missions, si on devra vraiment effectuer beaucoup d’autres tâches que les nôtres, c’est un peu dur à imaginer. »
Tout semble dur à imaginer, comment se confronter par avance à ce réel qui nous dépasse, sinon en le vivant.
Sophie Beau m’avait également parlé des containers, dans lesquels sont logés les rescapés sur le pont. Ils venaient d’être fraichement repeints. Les dessins et les messages de ces derniers avaient été effacés sous un rouleau de peinture, « comme des histoires qui disparaissent ».
Pour que d’autres apparaissent. Ré-enchanter les murs de peintures et de fresques. « On trouvera le temps pour ça. » Yôn m’assure qu’il voudra bien m’accompagner.
Les moments doux seront des respirations essentielles sur le navire, pour tous. Équipe et rescapés.
Erik a pris place sur sa chaise, bien campé sur deux pieds et le buste droit, ses rides fines taillées au scalpel dessinant un sourire franc et complice. Il m’invite de la main à prendre place sur la chaise d’en face, pour démarrer la séance sur le contrôle de soi et la respiration en cas de stress.
Tout à coup, ses yeux s’éclairent, ses pupilles s’écartent :
« Bon, il y a un rapport entre performance et stress, tu peux me dessiner une courbe qui représente cela ? »
Je prends une grande respiration, le dessin c’est mon dada. Le reste, on verra.