Cette publication de SOS MEDITERRANEE a pour but de faire le point sur les évènements qui se sont déroulés en Méditerranée centrale au cours des deux dernières semaines. Il ne s’agit pas de livrer une revue exhaustive des faits, mais plutôt de fournir des informations sur l’actualité de la recherche et du sauvetage dans la zone où nous opérons depuis 2016, sur la base de rapports publiés par différentes ONG et organisations internationales ainsi que par la presse internationale.
Près d’un millier de personnes interceptées et ramenées de force en Libye après plusieurs naufrages reportés au large des côtes libyennes
Alors que tous les navires d’ONG sont actuellement bloqués à quai, des institutions telles que l’Organisation Internationale des Migrations (OIM) et Alarm Phone publient de terribles récits de naufrages ainsi que des estimations de personnes disparues ou décédées au cours de la seconde quinzaine de septembre.
S’appuyant sur des témoignages, la hotline Alarm Phone estime que six naufrages se sont produits entre le 14 et le 25 septembre, qu’au moins 190 personnes sont portées disparues ou décédées en Méditerranée centrale, et que des rescapés ont été secourus à plusieurs reprises par des bateaux de pêche. 13 personnes ont perdu la vie en mer et 3 corps ont été repêchés après un naufrage signalé par l’OIM le 25 septembre. Le lendemain, l’OIM a aussi signalé que 120 personnes ayant vécu une situation d’extrême détresse en mer avaient été ramenées en Libye par les garde-côtes libyens. Elles ont déclaré à l’équipe de l’OIM lors de leur débarquement que 15 personnes avaient trouvé la mort dans ce naufrage. Ces derniers jours, Seabird a repéré plusieurs bateaux en détresse, dénonçant le dysfonctionnement ou l’absence de coordination des opérations de recherche et sauvetage, ainsi que les interceptions et les retours forcés vers la Libye. Le 17 septembre, un naufrage s’est produit à 25 miles nautiques à l’ouest de la pointe méridionale de la Sardaigne. L’une des 14 personnes qui se trouvaient à bord est portée disparue.
Pendant ce temps, entre le 15 et le 28 septembre, 993 personnes ont été interceptées en mer et ramenées de force en Libye par les garde-côtes libyens, comme l’a annoncé l’OIM (https://twitter.com/IOM_Libya/status/1310659604293058560, https://twitter.com/IOM_Libya/status/1308122383845294082).
Selon le Missing Migrants Project de l’OIM, 462 personnes au moins ont trouvé la mort en Méditerranée centrale depuis le début de l’année.
Les immobilisations en mer atteignent de nouveaux records faute d’une mécanisme de débarquement européen prévisible
Il y a deux semaines, la deuxième édition de notre « Regards sur la Méditerranée centrale » rappelait que les immobilisations en mer provoquent des souffrances prolongées et des problèmes de sûreté répétés chez les rescapés et les équipes à bord des navires ayant porté secours à des personnes en détresse. Le lendemain, sur le navire espagnol Open Arms, au moins 70 rescapés ont sauté par-dessus bord au large de la Sicile pour tenter d’atteindre à la nage la ville de Palerme toute proche. Le bateau était à l’ancre dans l’attente d’instructions pour débarquer plus de 270 rescapés secourus lors de trois opérations distinctes entre le 8 et le 11 septembre. Deux femmes enceintes et l’un des maris ont dû être évacués de l’Open Arms pour raisons médicales par les garde-côtes italiens. Au total, plus de 130 personnes ont sauté par-dessus bord. Tous ceux qui se sont jetés à l’eau ont été récupérés par les garde-côtes italiens, avec l’aide de l’équipage du Sea Watch 4, et ont été soit débarqués à terre soit transférés vers le ferry de quarantaine Azzurra. Le 18 septembre, dans l’après-midi, après 10 jours d’immobilisation, près de 140 rescapés restants ont finalement été assignés un lieu sûr et transférés de l’Open Arms vers un autre ferry affrété par les autorités italiennes, l’Allegra, pour être soumis à une quarantaine de 14 jours. L’équipe de l’Open Arms est actuellement placée en quarantaine de 14 jours à bord du Sea Watch 4.
Un autre navire a été immobilisé au cours des deux dernières semaines : le Alan Kurdi de Sea Eye a dû attendre une semaine avant d’être autorisé à débarquer 125 rescapés dans un lieu sûr. Au total, 133 personnes ont été secourues lors de trois différentes opérations, et 8 d’entre elles ont été évacuées pour raisons médicales avant la fin du blocage. Parmi les rescapés se trouvaient 62 mineurs, le plus jeune des enfants n’ayant que 5 mois. Le 23 septembre, faute de réponse positive des autorités maritimes à ses demandes répétées d’un port sûr pour débarquer les rescapés, Sea Eye a annoncé que le bateau faisait route vers Marseille. En raison des mauvaises conditions météo et alors que le gouvernement français avait demandé aux autorités italiennes d’autoriser l’Alan Kurdi à se rendre vers le « port sûr le plus proche », le bateau a finalement pu trouver refuge au large de la Sardaigne, et a reçu plus tard l’instruction de débarquer les rescapés à Olbi, en Sardaigne, le 26 septembre. Une solution aurait été trouvée entre différents pays européens pour accueillir la plupart des rescapés après leur débarquement en Italie.
La non-assistance et l’absence de réponse des autorités maritimes responsables forcent les équipes et les rescapés à supporter de longues immobilisations en mer ou, comme pour l’Alan Kurdi, à prendre le risque de naviguer pendant plusieurs jours en haute mer. Traverser la Méditerranée après avoir secouru des personnes en détresse ne peut être qu’une solution de dernier recours. Un voyage de plusieurs jours comporte un nombre incalculable de risques et les navires ne sont pas conçus pour accueillir des rescapés sur des périodes prolongées.
Plusieurs jours de navigation font courir des risques incalculables, les navires n’étant pas conçus pour héberger les rescapés pendant des périodes prolongées. Dans la plupart des cas, ceux qui fuient la Libye en traversant la Méditerranée centrale ont subi des sévices indescriptibles. Prolonger leurs souffrances en les gardant en mer sans certitude de débarquement met en danger leur santé et leur vie, et ajoute à leur épreuve des souffrances inutiles. Faciliter le débarquement est de la responsabilité des Centres de coordination des secours proches du lieu du sauvetage, si nécessaire avec l’aide de toute personne capable d’assister le Centre de coordination des secours. La réactivation du soi-disant « Accord de Malte » -déclaration d’intention commune de septembre 2019 sur une procédure d’urgence contrôlée, qui a entraîné l’application d’un mécanisme de relocalisation dans l’esprit d’une solidarité européenne-, est une priorité absolue. Il n’est pas concevable d’agir au cas par cas, obligeant des navires à traverser la Méditerranée pour débarquer des rescapés. Un mécanisme européen de débarquement prévisible, coordonné et durable doit être mis en place.
Deux nouveaux navires d’ONG empêchés d’accomplir leurs missions de sauvetage
Les détentions administratives de bateaux d’ONG opérant en Méditerranée centrale continuent.
Après la détention administrative de l’Alan Kurdi, de l’Aita Mari, du Sea-Watch 3 et de l’Ocean Viking, le Sea-Watch 4 a été retenu par les autorités italiennes le 19 septembre, après 11 heures d’inspection du Centre de contrôle portuaire de Palerme, en Sicile, sous les mêmes prétextes administratifs et sanitaires. Le Sea-Watch 4, opéré par Sea Watch et MSF, venait de terminer sa première mission en mer suivie d’une immobilisation et d’une quarantaine pour l’équipe. Dans une déclaration à la presse, MSF a affirmé : « On nous accuse de sauver ‘systématiquement’ des gens, on nous critique parce qu’il y a trop de gilets de sauvetage à bord, et on passe les bateaux au crible pour vérifier les systèmes d’assainissement. Pendant ce temps, on foule aux pieds l’obligation de tout navire de porter assistance à des embarcations en détresse ». Cette année, le Sea-Watch 4 est le cinquième navire civil de secours détenu par les autorités italiennes en cinq mois. Moins d’une semaine plus tard, le 25 septembre, l’ONG italienne Mediterranea annonçait que les autorités italiennes interdisaient à son bateau, le Mare Jonio, de quitter le port de Pozzallo et à deux membres de l’équipage de monter à bord.
Alors que les naufrages continuent au large de la Libye et que les capacités étatiques de recherche et de sauvetage manquent cruellement, les détentions administratives privent la Méditerranée centrale de moyens de secours essentiels : des vies sont en jeu.
Recherche et sauvetage en mer et nouveau Pacte sur la migration et l’asile
Le 23 septembre, la Commission européenne a dévoilé ses propositions pour un nouveau Pacte sur la migration et l’asile, accompagnées de recommandations sur la « coopération entre les Etats membres concernant les opérations menées par des navires appartenant ou étant opérés par des entités privées pour des activités de recherche et sauvetage ».
S’exprimant sur la recherche et le sauvetage en mer dans sa présentation du nouveau Pacte sur la migration et l’asile le 23 septembre, la commissaire européenne aux Affaires intérieures Ylva Johansson a rappelé que « sauver des vies est essentiel et reste une obligation pour nous [l’UE] ». Dans sa proposition, la Commission Européenne reconnaît le besoin d’un retour à l’application des devoirs légaux et moraux en mer et celui d’une coordination et d’une coopération entre les Etats membres sur ce sujet. Elle reconnaît la non-viabilité de solutions ad hoc pour le débarquement après les opérations de secours en mer, tout comme le rôle des navires des ONG dans le sauvetage de personnes en détresse en Méditerranée et la nécessité d’éviter la criminalisation des actions de sauvetage.
Cette proposition de l’exécutif européen va maintenant être le sujet de discussions entre Etats Membres, discussions qui vont prendre des mois. En tant qu’organisation européenne de recherche et sauvetage, nous demandons que le discours de la Commission Européenne se traduise en actes concrets immédiats, que nous appelons de nos vœux depuis des années. SOS MEDITERRANEE rappelle aussi qu’il est de la plus haute importance que cessent rapidement non seulement la criminalisation, mais aussi le blocage des bateaux d’ONG victimes d’un harcèlement administratif subi actuellement par six d’entre elles, et demande que ces situations ne se reproduisent plus à l’avenir. De plus, alors que l’Union Européenne appelle au respect des lois internationales, elle soutient les garde-côtes libyens qui interceptent et ramènent de force des personnes en Libye. Renvoyer des personnes secourues en mer en Libye, où les personnes migrantes sont spécifiquement sujettes à des traitements inhumains, va à l’encontre du droit international et maritime Ainsi, le financement du programme des garde-côtes libyens, avec l’argent des contribuables européens, doit être suspendu tant que la Libye ne peut être considérée comme un lieu sûr.