Cette publication de SOS MEDITERRANEE a pour but de faire le point sur les évènements qui se sont déroulés en Méditerranée centrale au cours des deux dernières semaines. Il ne s’agit pas de livrer une revue exhaustive des faits, mais plutôt de fournir des informations sur l’actualité de la recherche et du sauvetage dans la zone où nous opérons depuis 2016, sur la base de rapports publiés par différentes ONG et organisations internationales ainsi que par la presse internationale.
Des corps continuent à s’échouer sur le littoral libyen
Plusieurs centaines de personnes interceptées en mer et ramenées de force en Libye
Le mois dernier, plusieurs dizaines de corps se sont échoués sur les côtes libyennes. Mardi 15 septembre, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) et l’Organisation internationale des migrations (OIM) en Libye ont annoncé qu’au moins 20 personnes sont présumées mortes dans un naufrage lundi soir ; deux corps ont été récupérés par des garde-côtes libyens.
Plus tôt ce mois-ci, le projet de l’OIM « Missing Migrants » a publié le tragique bilan des décès comptabilisés le mois dernier : “depuis la mi-août, alors que 4 naufrages ont été déclarés en Méditerranée centrale, 48 corps ont été retrouvés échoués sur les côtes libyennes. Selon nos estimations, au moins 54 autres personnes seraient mortes en mer lors de ces naufrages”.
En outre, des centaines de personnes auraient été interceptées et ramenées en Libye ces derniers jours. Selon l’OIM Libye, 454 personnes ont été ramenées en Libye pour la seule période du 8 au 14 septembre. Depuis le début de l’année, selon l’OIM, plus de 8 000 personnes ont été interceptées en mer par les garde-côtes libyens.
La fin d’un long calvaire pour les rescapés du Maersk Etienne
Les immobilisations en mer entraînent des souffrances prolongées et des problèmes de sûreté
40 jours. Les 27 personnes secourues le 4 août par le Maersk Etienne ont passé au moins 40 jours en mer, sur trois bateaux différents – d’une petite embarcation fragile qui a fini par couler, à un pétrolier danois de 185 mètres, d’où les autorités ne les ont pas autorisées à débarquer pendant cinq semaines, jusqu’à ce qu’elles soient transférées sur le navire civil de secours Mare Jonio de l’ONG italienne Mediterranea, à la suite d’une visite médicale à bord vendredi dernier. Une femme et son mari ont alors été évacués du Mare Jonio pour raisons médicales par les garde-côtes italiens. La plus longue immobilisation jamais enregistrée dans le contexte de recherche et sauvetage (SAR) en Méditerranée centrale s’est finalement terminée avec le débarquement de 25 personnes dans un lieu sûr, Pozzallo en Sicile, le 12 septembre. Ils avaient été secourus le 4 août.
Aujourd’hui, 278 personnes secourues entre le 8 et le 10 septembre par le bateau de l’ONG Open Arms subissent une situation semblable, en attente d’un lieu sûr de débarquement depuis 8 jours.
Les mois passés ont montré que maintenir un bateau dans l’attente, sans instructions pour le débarquement des rescapés à bord, mettait en danger leur sûreté et celle de l’équipage, et leur faisait courir des risques bien plus grands.
Un navire n’est pas conçu pour héberger des rescapés pendant des périodes si longues et indéfinies. En juillet 2020, l’équipage de SOS MEDITERRANEE à bord de l’Ocean Viking a pu constater que ces incertitudes pouvaient conduire à des actes de désespoir, avec des rescapés sautant par-dessus bord – l’état d’urgence avait dû être déclaré.
La même situation s’est reproduite à bord du Maersk Etienne, avec trois personnes sautant par-dessus bord . Selon le Times of Malta, l’un des survivants avait aussi “menacé de sauter par-dessus bord pour “libérer le navire” de lui-même” (…) considérant qu’il était un fardeau et que l’équipage “ne méritait pas” de rester bloqué après avoir eu la bonté de les avoir secourus”. Aujourd’hui, l’Open Arms décrit une situation similaire, avec des tensions et des actes de désespoir qui ont eu lieu à bord du navire de sauvetage de l’ONG hier : plusieurs rescapés se sont jetés par-dessus bord et ont été secourus par l’équipage ainsi que les garde-côtes italiens.
Les navires de commerce pourraient-ils être dissuadés d’opérer des sauvetages?
La mobilisation des institutions maritimes pour protéger la recherche et le sauvetage
Tout au long de l’immobilisation du Maersk Etienne, de fortes interrogations ont été exprimées sur les conséquences que ces blocages de bateaux de commerce pourraient avoir sur l’avenir du sauvetage et de la recherche en Méditerranée centrale, où les capacités de sauvetage sont déjà largement insuffisantes : ils pourraient constituer un dangereux précédent, mettant en danger plus de vies en dissuadant des navires commerciaux de secourir des bateaux en détresse, ce qu’ils ont l’obligation légale de faire, ce afin d’éviter de prendre le risque d’être immobilisés longtemps en mer.
Les politiques d’entrave à l’activité de recherche et sauvetage en Méditerranée centrale ne sont pas nouvelles. Elles ont pris différentes formes ces trois dernières années. Les exemples de navires d’ONG ou de commerce laissés dans l’incertitude, sans port de débarquement après avoir secouru un bateau en détresse se sont multipliés ces trois dernières années. Dans de nombreux cas, de longues et éprouvantes discussions se sont éternisées alors que des rescapés étaient à bord, avec des Etats se montrant incapables de trouver des solutions ad-hoc en temps opportun..Rien que cette année, les navires marchands Marina et Talia ont été victimes de ce type de situation.
Après la durée record de l’immobilisation du Maresk Etienne, le sujet est devenu une grave préoccupation, non seulement pour les organisations humanitaires, des droits de l’homme et de recherche et sauvetage concernées par ces questions, mais aussi pour d’importantes institutions, syndicats et actionnaires individuels de l’industrie maritime, dans les médias généralistes mais aussi dans un grand nombre de médias et journaux spécialisés dans les affaires.
Dans une déclaration commune avec l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), l’International Chamber of Shipping (ICS), l’Organisation maritime internationale (IMO) a été appelée à se mobiliser pour débarquer les 27 rescapés.
Les associations des armateurs de l’Union européenne (ESCA) et la Fédération européenne des travailleurs du transport (ETF) ont appelé l’Union européenne à « entamer des discussions sur une solution rapide et solidaire pour les personnes secourues à bord du Maersk Etienne ». Maria Skipper Schwenn, directrice exécutive de la sécurité de la compagnie Danish Shipping, a elle aussi joué un rôle important en appelant les Etats à trouver une solution pour résoudre ce blocage politique. Elle leur demande aujourd’hui « d’unir leurs forces [avec les ONG de recherche et sauvetage] pour mettre en place des solutions justes et dignes pour les futures opérations de recherche et sauvetage des navires marchands ».
Ces deux dernières semaines, il semble que la question des conditions de plus en plus dégradées dans lesquelles se déroulent les activités de sauvetage en Méditerranée centrale commence à ne plus concerner uniquement les ONG de recherche et sauvetage et leurs navires. Alors que les politiques européennes discriminent systématiquement les personnes tentant la plus dangereuse traversée maritime migratoire du monde, elles ne font pas de différences entre les navires sans but lucratif et les navires commerciaux.
Les gens de mer et l’industrie maritime affrontent ensemble le même manque de respect du droit maritime quand il s’agit de secourir des personnes en détresse en Méditerranée centrale. Avec ce constat viennent aussi des exemples de mobilisation qui se multiplient de la part de plusieurs actionnaires importants de l’industrie maritime, ce qui est un signe d’espoir pour la préservation du devoir fondamental des marins de sauver des vies.
Interviewé après la fin de l’épreuve de l’Etienne, Tommy Thomassen, le directeur technique du tanker Maersk, a rappelé les principes suivants : “Nous referions la même chose, c’est ainsi que nous sommes, nous devons faire notre devoir“ (…) Ces principes sont ceux qui nous guident depuis 100 ans. Quand des personnes sont en détresse, nous intervenons. Nous avons toujours agi ainsi. C’est le devoir de tout marin. C’est totalement ancré dans notre ADN et nos valeurs. Et c’est ce qu’a fait le capitaine du Maersk Etienne.”
Les Etats devraient remplir leur devoir d’accompagner les capitaines, en prévoyant des débarquements rapides. Dans ce but, l’accord de Malte de 2019 organisant l’accueil des personnes débarquant à Malte et en Italie dans tous les Etats membres de l’UE doit être remis en application. Jusqu’à présent, une fois encore, c’est un bateau d’ONG qui a dû combler le vide laissé par les Etats en portant assistance au Maersk Etienne, avant que les rescapés puissent débarquer dans un lieu sûr.
Ce qu’il s’est aussi passé en Méditerranée centrale ces deux dernières semaines
La semaine dernière, Sea Watch a annoncé que l’avion de surveillance Moonbird qu’ils opèrent avec le Humanitarian Pilots Initiative (HPI) a été immobilisé au sol par les autorités italiennes, réduisant la capacité globale de recherche des navires en détresse au-dessus de la Méditerranée centrale. Une situation dénoncée par Sea Watch, perçue comme une nouvelle criminalisation et une tentative de « détourner les yeux de la Méditerranée ».
Cet été en Italie, Lampedusa a vu augmenter l’arrivée de bateaux autonomes ou ayant été secourus ou escortés par les garde-côtes italiens vers l’île. Pour répondre à la saturation des hotspots où sont parqués les demandeurs d’asile, réfugiés et migrants, cinq navires de quarantaine ont été affrêtés par les autorités italiennes, et des centaines de personnes ont été transférées à bord de ces navires ces deux dernières semaines. Pendant ce temps, depuis le début de la pandémie COVID-19 et alors que les départs se poursuivent, les Etats côtiers européens n’agissent pas pour réactiver l’accord de Malte de 2019 cité plus haut, et les bateaux transportant des survivants vulnérables continuent d’être victimes de blocages politiques.
Crédit photo : Yann Levy / SOS MEDITERRANEE