Belle matinée au pied de la bonne mère à Marseille.
La lumière filtre à travers les pins, qui m’offrent une ombre salvatrice pour dessiner la rue et les immeubles, plongeant en cascade vers le Vieux Port.
« Bonjour je peux regarder ce que vous dessinez ? »
« Ah mais c’est splendide, y a tout, c’est très très bieng ! Et depuis combieng de temps vous êtes là dessus ? »
« Uneuh demi heure ? Eh ben, moi je suis pas capable de ça heing ! »
« C’est votre métier ? Auteur de BD ? Ah mais moi je suis fada de BD, j’ai une grande passion pour Tintin ! Il est fort heing, il s’en met plein les poches ! »
« Oui enfin il s’en mettait… »
« Oui bon, ses enfants j’imagine maintenant, moi je les ai tous déjà ! »
Patrick promène son chien, un gros labrador noir, croisé, de 13 ans, Elliot. Aussi fort en poitrail que son maître mais au verbe moins haut.
« Ah ! Lui c’est un amour, les chiens c’est merveilleux ! Moi je suis avec lui, j’ai une belle maison, un grand jardin, plus de femme, le bonheur ! »
« Il a un prénom américain et le bandana du drapeau des USA autour du cou, un hommage… parce qu’on peut dire ce qu’on veut, et y en des bieng couillons, mais sans les américains on parlerait allemand ici heing ! »
Patrick a 65 ans, la peau burinée par le soleil, une chemisette légèrement ouverte sur un torse blanc velu et un cigare à la main, partiellement éteint.
Et comme couvre-chef une casquette du porte avion Charles De Gaulle qui protège ses yeux bleus et son crâne, que je devine dégarni.
« Ah ! La casquette ? J’étais capitaine de marine, pour la SCNM. Et pour l’armée aussi, je suis réserviste cinq galons, y a pas plus haut comme grade heing, au dessus c’est amiral mais quand t’es amiral eh ben t’y es pas réserviste ! Mais l’armée c’était moins mon truc heing ! Mon père était dans la marine déjà, à 13 ans je l’accompagnais en mer à l’autre bout du monde quand mes copains eux ils partaient pour la colo, autant te dire qu’aux rédactions de vacances j’avais toujours les meilleures notes ! Avec de ces histoires incroyables… quand tu découvres l’Afrique à 14 ans, depuis la mer… Du coup j’ai jamais arrêté, j’ai fait mes classes à 17 ans comme aspirant de marine, j’ai eu les meilleures notes, donc j’ai pu choisir mon navire : Le Foch !
Il était en maintenance et moi jeune marié, à 20 ans ! Donc pour moi et pour ma femme, j’ai choisi la tranquillité. Elle avait pas trop envie de voir son loulou partir en campagne durant des mois heing ! Et moi non plus !
Mais peut-être je vous embête avec mes histoires ? »
« Donc j’étais tranquille, au port, à Toulon, pas trop loin de la maison. Et fin mois après, ordre de mission : départ dans une semaine pour Djibouti ! À cause des évènements ! Peuchère ! Elle était malade ! J’ai appelé tous les collègues pour me remplacer, pas fous, aucun n’a répondu. Puis j’ai rencontré un autre capitaine, jeune aussi. Je lui ai bien vendu : l’aventure, le voyage, l’Afrique, je lui ai dit que moi j’avais déjà vécu ça, je te laisse ma place que je lui dis ! Une aubaine ! Faut savoir mentir un peu parfois, mais ça reste de doux mensonges heing ! »
Le personnage est affable et plaisant, je lui dis que je connais un peu la mer.
« J’ai navigué sur le Marion Dufresne, dans les Australes, il y a 3 ans. »
« Oh ! Le Marion ! Quel bateau ! Mais toi c’était le deuxième ! Moi j’ai connu le premier, une chance, quel voyage ! Et t’y étais parti en reportage ? Eh ben un peu comme Tintin alors ! »
Oui c’est ça, sans Milou mais avec pleins de capitaines Haddock.
« Et là je suis en attente pour partir sur l’Ocean Viking… »
« Ah… Quelle Misère… je te le dis heing… moi, franchement, je pourrais pas. Voir ces gens mourir comme ça là, j’ai pas le coeur assez accroché… et puis c’est compliqué… évidemment qu’il faut les sauver tous ces malheureux ! Mais il faut pas que ça fasse appelleu d’air… vous comprenez heing ? Y a des gens qui se font de l’argent là bas avec ses bateaux de misère en leur disant qu’ils vont être sauvés.. »
Patrick perd un peu de sa faconde, il sent que le terrain est un peu glissant même s’il essaie de soupeser ses mots.
« Oui.. enfin là pendant le Covid y avait pas un bateau en mer, et pourtant ceux des migrants ne se sont pas arrêtés, au contraire.. et là y avait personne pour les sauver, ni pour compter les morts.. Ils ne fuient pas pour être sauvés en mer, ils fuient pour fuir l’enfer. »
« Ah oui, je sais bien, il faut les sauver ces malheureux, mais moi je pourrai pas, mais j’admire heing, j’admire. Ils font le boulot que les états devraient faire, ça ça se discute pas.. bon je vous embête pas plus hein, parce qu’on discute on discute et en attendant vous l’avez pas bien avancé votre dessin ! Mais c’est très beau en tout cas. »