Près de 600 enfants, femmes et hommes meurent à cause de l’inaction de l’Europe, tandis que les Etats membres de l’UE violent le droit maritime et renforcent leur soutien aux pays tiers pour poursuivre les retours forcés et les arrestations arbitraires.
[09.06 – 21.06.23]
Près de 600 personnes meurent dans un naufrage à cause de l’inaction de l’Europe ; la Commission européenne rejette les demandes d’une enquête indépendante.
Le 14 juin dernier en début de matinée, la plus grande tragédie connue depuis 2016 s’est produite en Méditerranée. Un gros bateau de pêche avec environ 75O enfants, femmes et hommes à bord a chaviré au sud-ouest de Pylos, au large de la côte du Péloponnèse en Grèce. Les rescapé.e.s ont indiqué que plus de 100 enfants ainsi que de nombreuses femmes se trouvaient dans la cale du bateau lorsqu’il a coulé. Le bateau serait parti de Tobrouk, en Libye, le 9 juin. 104 personnes ont été secourues, 78 corps ont été retrouvés et environ 568 personnes se sont noyées à 47 milles nautiques (87 km) des côtes européennes. Le 13 juin au matin, un appel reçu sur la ligne téléphonique d’urgence de l’ONG Alarm Phone a alerté de la présence d’un gros bateau de pêche en détresse. Peu après, un avion de surveillance de Frontex a repéré l’embarcation et en a informé les autorités grecques et italiennes. Selon les autorités grecques, les personnes à bord auraient refusé toute assistance et suivaient une “trajectoire et une vitesse constantes” avant le naufrage. Pourtant, une enquête de la BBC analysant la trajectoire des navires dans le secteur où se trouvait l’embarcation a révélé qu’elle n’avait pratiquement pas bougé pendant les sept heures qui ont précédé son chavirement.
Alarm Phone a reçu de nombreux appels des personnes à bord du bateau de pêche demandant de l’aide de toute urgence, et une multitude d’experts en droit international et maritime, d’agences des Nations unies ainsi que des organisations maritimes et humanitaires ont rappelé que toute embarcation en détresse devait être secourue sans délai. Judith Sunderland, directrice associée de la division Europe et Asie centrale de Human Rights Watch, a déclaré que “l’embarcation était en détresse, n’était pas en état de naviguer, était surchargée et avait déjà lancé des appels de détresse auprès de la ligne d’urgence d’Alarm Phone. C’est une obligation primordiale pour tous les navires dans la zone, et particulièrement pour les garde-côtes, de porter assistance immédiatement”. Le professeur Erik Røsæg, de l’Institut de droit privé de l’Université d’Oslo, a déclaré que les autorités grecques “avaient le devoir d’amorcer les procédures de sauvetage” compte tenu de l’état de l’embarcation. Selon le droit maritime, elle répondait à plusieurs critères qualifiant une embarcation en détresse : elle était surchargée [dans ce cas à l’extrême], personne n’avait de gilet de sauvetage, les personnes à bord avaient composé un numéro de téléphone (Alarm Phone) pour demander du secours, il y avait des femmes et des enfants à bord, l’embarcation était inapte à la navigation. Un seul de ces critères suffit pour déclarer une embarcation en détresse. Ici, tous ces éléments étaient cumulés. Le délai d’intervention n’était pas conforme aux obligations stipulées par les conventions maritimes.
Pire encore, de nombreux témoignages de rescapé.e.s et l’envoyé spécial du Haut-Commissariat pour les Nations unies (HCR) pour la Méditerranée occidentale et centrale, Vincent Cochetel, ont laissé entendre qu’il y avait eu une “manœuvre des garde-côtes pour éloigner l’embarcation de la zone grecque de recherche et de sauvetage”. Le HCR a également demandé qu’une enquête indépendante soit menée pour déterminer la responsabilité des autorités grecques dans ce naufrage. Pourtant, le 19 juin, la Commission européenne a refusé d’ouvrir ce type d’enquête. Selon le journal Politico, “l’UE a envoyé en Grèce des fonctionnaires de l’Agence indépendante des droits fondamentaux (FRA) et de son agence frontalière Frontex pour recueillir des preuves et coopérer avec les autorités locales. Mais ils ont déclaré que ces organismes n’avaient pas de pouvoir d’investigation et qu’aucune enquête ne serait ouverte”. La Cour suprême grecque a bien ouvert une enquête, mais principalement pour retrouver les trafiquants présumés, ce qui a conduit à l’arrestation de neuf rescapés.
Le 11 juin, neuf autres corps ont été repêchés après un naufrage au large de la Tunisie.
Les instructions illégales des États provoquent de nouvelles disparitions, tandis que se poursuivent la détention de navires de secours et la politique des ports éloignés
Le 10 juin, une embarcation en détresse prenant l’eau, avec 25 personnes à bord, a été repérée par un avion de Sea-Watch dans la région de recherche et de sauvetage de Malte. Selon l’ONG, le navire marchand MERV MARSEILLE était initialement en route vers l’embarcation mais a reçu l’ordre des autorités maltaises de s’éloigner et de ne pas lui porter assistance. Le Geo Barents de l’ONG Médecins Sans Frontières a recherché l’embarcation en détresse, en vain. On ignore ce que sont devenues les 25 personnes qui se trouvaient à bord.
Le 12 juin, suite à une alerte lancée par Alarm Phone et avec le soutien aérien de Seabird, le Geo Barents a procédé au sauvetage de 38 personnes en détresse. Le port lointain d’ Ancone lui a été assigné par les autorités italiennes. Les rescapé.e.s ont pu débarquer trois jours plus tard, le 15 juin.
Le soir du 12 juin, le navire de sauvetage Rise Above a repéré 39 personnes en détresse et a stabilisé la situation avant que le navire de sauvetage Aurora n’achève les opérations de secours. Les autorités italiennes ont demandé au navire de débarquer les rescapé.e.s à Trapani, à 32 heures de navigation. En raison des mauvaises conditions météorologiques, l’Aurora a débarqué les personnes à Lampedusa. Le 15 juin, les autorités italiennes ont immobilisé le navire pendant 20 jours.
Le 14 juin, l’Open Arms a secouru 106 personnes en détresse en Méditerranée centrale. Le port lointain de Livourne lui a alors été assigné. Sur sa route, l’équipage de l’Open Arms a repéré quatre embarcations en détresse surchargées et leur a porté assistance avant l’arrivée des garde-côtes italiens.
Le 19 juin, le tribunal italien du Latium a rejeté le recours de Geo Barents concernant la politique de désignation de ports éloignés du gouvernement italien.
Les retours forcés et les arrestations arbitraires de milliers de personnes continuent, alors que l’UE promet une coopération accrue avec la Libye et une aide d’un milliard d’euros à la Tunisie pour freiner les départs, en dépit des violations des droits humains
Ces derniers jours, les avions de Sea-Watch ont assisté à plusieurs interceptions par les garde-côtes libyens. Selon les chiffres de l’OIM, entre le 4 et le 17 juin, au moins 793 personnes ont été renvoyées de force en Libye.
Entre-temps, le 9 juin, des habitant.e.s du port de Zaouïa ont vu des drones du ministère de la Défense bombarder un site de contrebande de carburant dans la ville. Selon le journal Libya Observer, les drones ont lancé plusieurs raids sur des sites de contrebande de carburant et d’êtres humains à Al-Ajailat, Sabratha et Zuwara, dans le cadre de la deuxième phase de l’opération militaire lancée par le gouvernement de l’Ouest de la Libye.
Le 12 juin, la Mission d’appui des Nations unies en Libye a fait part de ses préoccupations concernant l’arrestation arbitraire massive de milliers de personnes à travers le pays, notamment dans l’est, à Tobruk et Musaid, par le maréchal Khalifa Haftar, commandant en chef de l’Armée nationale libyenne (ANL). “Beaucoup de ces migrant.e.s, y compris des femmes enceintes et des enfants, sont détenus dans des locaux surpeuplés et insalubres. Des milliers d’autres, y compris des migrant.e.s entré.e.s légalement en Libye, ont été expulsé.e.s collectivement sans examen préalable ni respect des lois”.
Malgré ces violations répétées des droits humains, le 13 juin, le ministre de l’Intérieur, Matteo Piantedosi, a déclaré lors d’une conférence de presse à Catane que l’Italie demanderait à Haftar “une collaboration plus fructueuse pour stopper les départs”. La veille, une délégation du ministère italien de la Défense avait rencontré ses homologues libyens à Tripoli afin de discuter d’une coopération militaro-technique commune, notamment pour “lutter contre l’immigration clandestine”.
Du côté tunisien, on observe une politique similaire de dissuasion aux frontières. Selon le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, rien qu’en 2023, 23 093 personnes ont été renvoyées en Tunisie par les garde-côtes tunisiens. Afin de freiner les arrivées continues en provenance de Tunisie, l’Union européenne a déclaré le 11 juin qu’elle était prête à soutenir la Tunisie grâce à une aide d’ 1 milliard d’euros pour un meilleur contrôle des frontières et l’application de mesures contre le trafic d’êtres humains, ceci “dès que l’accord nécessaire sera trouvé”, a déclaré la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, après avoir rencontré le président tunisien – qui avait publiquement incité au racisme et à la violence dans la société tunisienne en mars dernier. Selon l’ONG Sea-Watch, une telle somme aurait pu être utilisée pour financer une opération européenne civile de sauvetage en mer, financée et coordonnée par les États, afin de garantir le respect du droit maritime et des droits humains dans toute la Méditerranée.
La nouvelle position de l’UE intitulée “Pacte sur les migrations et l’asile” réduit les normes de protection sans apporter de solutions pour soulager les personnes bloquées dans les centres de détention en Libye
Le 9 juin, les États membres de l’Union européenne ont adopté une position de négociation sur le “Pacte sur les migrations et l’asile” visant à réformer la législation européenne en matière d’asile. Selon Amnesty International, le Pacte réduira surtout les normes de protection des personnes arrivant aux frontières de l’Union européenne. Selon Eve Geddie, directrice du plaidoyer pour l’UE à Amnesty International, “ce pacte ne fera rien pour alléger les souffrances des milliers de personnes bloquées dans des camps sur les îles grecques ou dans des centres de détention en Libye. Il n’apportera pas non plus le soutien nécessaire aux pays où les personnes en quête de sécurité arrivent en premier. Si l’engagement de contrôler les exactions aux frontières est bienvenu, il ne compense pas le fait que ce pacte fait de la détention la norme et s’appuie sur la dissuasion, le confinement dans des camps et la coopération avec des gouvernements auteurs d’abus”.