La goutte de café roule au fond de la tasse, rythmée par la danse des vagues.
Il est 5h53, l’horizon est calme, une légère brise soufflant de l’Est soulève la mer.
Le soleil se détache lentement de l’eau, comme à son habitude sur cette mer saignante, la brume thermique cachant encore les terres arides au Sud.
L’équipage somnole, il n’y a pas un bruit dans les coursives.
Dans la passerelle, le radar effectue ses rondes sur l’étendue bleue, identifiant seulement les remous de son hôte.
Les nombreuses jumelles patientent sur le reposoir, le verre brillant par le chiffon de la veille.
Elles sont à portée de main d’observateurs, et de temps à autre elles viennent grossir la vision des choses : les labbes paraissent albatros, les vaguelettes deviennent houle, l’horizon est à la portée de la proue…
Au milieu de la passerelle, une carte électronique complexe joue des coudes entre les deux écrans radars.
La zone affichée paraît bien vide, et seul le tracé vert du navire, représenté par un triangle, dessine des va-et-vient, tantôt à 30 milles, tantôt à 20 milles des côtes.
Aucun autre symbole, euphémisme pour des pétroliers de 200m, n’est proche de nous.
Les seuls navires marchands que l’on peut espérer apercevoir arborent des pavillons du Moyen-Orient. Le reste du Monde est bien loin.
A certains moments, la machine projette quelques navires sur la carte, portant des noms évocateurs : “Save the children“, “Proactiva Open Arms“, “Argos Rescue zone“, reflets de citoyens Européens agissant pour le salut de l’humanité.
D’autres bâtiments, aux formes plus sévères sont postés, presque invisibles, se noyant dans cette brume grisâtre tels des phasmes.
Et il y a ceux qu’on ne peut voir, ceux que les équipages aimeraient voir, ceux perdus dans cette immensité…
Une étrange machine à écrire au fond de la pièce, cachée derrière ce lourd rideau, reste silencieuse. Navtex, c’est son nom, relaye les informations maritimes, il est le messager de l’opération.
Tel un coq chantant pour l’aube, il annonce le moment tant attendu, ce moment où les cœurs battront fort, où l’adrénaline enivrera chacun d’entre eux…
A l’autre bout de la ligne le centre de commandement de Rome.
Dans la passerelle, le capitaine levé bien avant le soleil, est penché sur la table à cartes.
La lumière ocre de la lampe éclaire ce bout de papier “3403“, crayonné par des tracés et annotations, chiffré puis gommé.
Pensif, crayon dans la main droite, compas à pointe sèche dans l’autre, il repère les milles qui nous séparent des différents points stratégiques.
Puis, le regard profond, la main ferme débarrassée de tout tremblement, il trace une nouvelle route pour son navire et ses pensionnaires.
Ici et là des noms souvent prononcés sont lisibles : Misrata, Tripoli, Sabratah, villes clés, synonymes de fin d’un périple et de début d’un autre pour ces âmes en péril.
Le Second, café noir en main, monte pour son quart, interrompant le silence de l’aube et offrant un peu de repos à son supérieur.
Quelques paroles sont échangées dans une langue venue de l’Est de l’Europe où la politique actuelle n’atteint pas ces officiers. Ces hommes ne reflètent pas l’idéologie de leur pays et semblent la défier par l’engagement dont ils font preuve.
Le capitaine retire ses lunettes, et, en se frottant les yeux, tire sa révérence pour quelques heures en disparaissant dans l’escalier encore sombre.
L’officier s’avance vers les sabords, il fixe l’horizon, rien ne transparait dans son attitude.
Il porte son café fumant à ses lèvres. Boit.
D’un pas lourd il retourne vers ses écrans, balbutiant en anglais avec un fort accent de l’Est européen “New day, same shit“ (Nouvelle journée, même merde).
Présent également dans la passerelle, non loin de l’officier, un membre de cette équipe SAR.
Citoyen lambda, marin, sauveteur, pris d’une furieuse envie de contrer la mort dans les eaux du sud de l’Europe, le voici posté, à guetter.
Concentré sur l’horizon, ne détournant pas le regard du Sud, il esquisse un sourire pour la bonne humeur sarcastique de son coéquipier de quart.
Puis il saisit sa paire de jumelles, les coudes sont bloqués sur le garde-corps lui octroyant d’avantage de stabilité, son regard déterminé plonge dans les orifices, il balaye lentement l’horizon, la respiration est contrôlée, recherchant le moins de vibrations possibles, tel un sniper, oubliant tous ses sens pour se concentrer uniquement sur celui de la vue. Lorsqu’il pense apercevoir quelque chose, ses bras se figent comme des rocs, ses pupilles luttent contre le soleil éblouissant. Il sait que s’il perd la précieuse cible, c’est 120 vies qu’il perd de vue. Il reste un moment afin de permettre à la houle de remonter le point absorbé par l’oscillation des vagues. Rien. Il souffle, reprend son lent parcours, balayant l’horizon. Après quelques minutes il ôte les jumelles de ses yeux, se redresse, chasse les fourmis de ses bras, fait craquer sa nuque. Rien.
Alors que l’observateur s’étire,
La mer Méditerranée sort ses cartes,
L’heure est venue pour la machine à écrire de chanter,
Elle sort donc sa plus belle voix,
Et d’un son strident, elle vient arracher l’équipage de la tranquillité du matin.
Le cœur des deux hommes sont bousculés, les pulsations augmentent,
Un courant électrique se propage dans leurs bras, leur cou, et leurs jambes,
Les cernes disparaissent.
Le second, d’un geste franc, arrache la feuille imprimée au même moment où le capitaine sort de la nuit de la coursive, haletant le pas.
Les deux officiers s’échangent la feuille, le regard plongé dans ce langage codé,
Ils la posent sur la table à carte.
Le SAR, tel une souris, se faufile entre les officiers en mouvement, déjà en préparatif pour le sauvetage à venir. Il lit à son tour la feuille :
“…Nombreuses embarcations en détresses dans la zone… Tous les navires sont priés de garder une veille attentive et de porter assistance…“
La journée peut enfin commencer…
Par Antoine Lefebvre
Crédit photo : Antoine Lefebvre