La vie après l’Aquarius : 2 sauveteurs témoignent
11 mai 2018

Deux marins-sauveteurs de SOS MEDITERRANEE racontent comment leur passage sur l’Aquarius leur a ouvert les yeux sur une terrible réalité. Si deux ans après son passage, Jonathan garde une certaine colère en lui face à la tragédie qui se déroule en Méditerranée, Tugdual quant à lui  est toujours dans l’urgence de témoigner un mois après avoir débarqué. Mais pour les deux compagnons de mer, une chose est sûre : il y a bien un avant et un après l’Aquarius. 

Jonathan
« Une goutte d’eau dans l’océan »

Le premier sauvetage de Jonathan le marquera à jamais. « Le bateau se dégonflait rapidement. Plusieurs personnes sautaient à l’eau, c’était la panique à bord. J’ai vu trois personnes se noyer devant moi sans pouvoir les secourir. Une fois les survivants repêchés, il a fallu sortir les corps du fond du bateau. » Jonathan s’arrête. Son regard se perd. Il soupire puis reprend : « quand les réfugiés sont à bord, c’est très intense.  Toute l’équipe est mobilisée pour leur donner à manger, à boire, faire des veilles la nuit, distribuer des couvertures, les soigner, les écouter parfois.  On ne dort pas beaucoup.  Après leur départ, il y a une première phase de relâchement. Puis on prend conscience de l’immensité du problème et du peu que l’on peut faire, une goutte d’eau dans l’océan. »

De retour en France, Jonathan a repris  sa vie dans les chantiers navals. Son quotidien devient vite désenchantement. « Quand je suis revenu, je rencontrais des gens enthousiastes de notre action, mais aussi beaucoup d’autres qui s’en fichaient complètement. Sans oublier ceux qui nous accusaient de créer un « appel d’air ».  A ceux-là, je répondais que les catastrophes n’existent pas parce que les secours sont là, ce sont les secours qui arrivent pour répondre aux catastrophes.  Ce cynisme me fait mal. »

« J’ai énormément d’émotions en voyant des réfugiés dans les gares.  De la même manière qu’on ne regarde plus les SDF, je crois qu’on occulte aussi leur présence, notamment les jeunes mineurs isolés.  Quand je les vois, je suis ému. Ça m’est arrivé une fois ou deux de m’arrêter discuter avec eux. Ce n’est pas une évidence pour moi d’aller vers eux, j’ai peut-être peur de ne pas avoir la bonne attitude avec des gens qui sont dans une telle détresse… Car moi, je sais. »

Tugdual
« Pourront-ils un jour être heureux ? »

Pour sa part, Tugdual a connu les heures d’attente interminables lorsque l’Aquarius reçoit l’ordre de demeurer en stand-by pendant que les garde-côtes libyens sont affectés à un sauvetage. « Un jour, nous avons dû attendre 4 heures. Les Libyens n’arrivaient jamais. On aurait eu le temps de les sauver 1000 fois. On avait répété chaque geste. En une minute nous pouvions sauter dans les canots de sauvetage. Mais il fallait se raisonner. Soit nous obéissions aux ordres et nous pouvions rester en mer pour sauver des centaines d’autres personnes, soit nous agissions maintenant mais peut-être pour la dernière fois. »  

Pour Tugdual, rien ne peut préparer à de telles expériences. « Ce qui m’a le plus choqué, c’est peut-être de lire la peur dans le regard des gens. Lorsqu’on arrive, ils sont paniqués, ils ne savent pas si tu es libyen ou européen, si tu vas les intercepter ou les sauver ! A ce moment-là, tout peut arriver. Il faut les calmer. »

Son premier débarquement de l’Aquarius l’a laissé perplexe. « Il y avait des tonnes de questions que je ne m’étais jamais vraiment posées et qui se bousculaient dans ma tête. Y a-t-il une solution pour que ces gens ne se noient plus ?  Et ceux que l’on ramène, pourront-ils un jour être heureux ? »

Une seule évidence s’offrait à lui : « si nous ne les sauvions pas, ils se noieraient. »

« J’ai l’impression d’avoir ouvert les yeux, en tant que citoyen. Je me suis rendu compte que personne ne sait vraiment ce qui se passe en mer. J’ai besoin de dire que ces gens qu’on appelle migrants sont comme vous et moi ! Quand je fais des interventions scolaires, je vois que les jeunes s’identifient beaucoup parce que ce sont d’autres jeunes de leur âge. Ça pourrait être eux ! »

Tugdual reste très engagé pour SOS MEDITERRANEE. En plus de sa participation à différents évènements en Bretagne, il fait également de nombreuses interventions dans les collèges et lycées pour échanger avec les élèves sur la situation en mer Méditerranée et les actions de sauvetage des ONG.

En tant qu’officier de la marine marchande, Tugdual tient aussi à sensibiliser ses confrères. Mais avec eux, l’objectif est différent : « je veux leur donner 2 ou 3 réflexes à avoir le jour où ils seront confrontés à un sauvetage de masse. J’ai vu des vidéos filmées par des équipages où durant une tentative de sauvetage, l’embarcation s’était retournée et les 100 personnes à bord ont coulé. Toutes ! Un marin ne se remet jamais de ce genre de chose. En plus de deux ans, les équipages de l’Aquarius ont développé un savoir-faire, un professionnalisme qu’il faut diffuser le plus largement possible pour sauver des vies. J’ai vraiment envie de transmettre ces compétences à mes pairs ! »

Jonathan et Tugdual, comme tous les autres marins-sauveteurs de SOS MEDITERRANEE, n’oublieront jamais leur passage à bord de l’Aquarius. Ils n’oublieront pas les visages, les émotions, les sensations qu’ils ont pu voir ou ressentir durant ces quelques semaines. A leur retour à terre, beaucoup continuent d’agir pour SOS MEDITERRANEE. Ils sont devenus les témoins du drame humanitaire qui se déroule en mer Méditerranée et puisqu’ils savent que personne d’autre ne peut voir ce qu’ils ont vu et vécu, l’importance de leur témoignage leur apparaît d’autant plus vital.

Photos : Patrick Bar et Laurin Schmid / SOS MEDITERRANEE

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